Désinflation, marché chinois et valorisations boursières

Avant-propos

Six semaines après le début de la nouvelle année, le constat est déjà là : s’il est possible que la géopolitique affecte les portefeuilles en 2024, il est certain que le cycle économique aura une incidence. Les obligations ont reculé, tandis que les actions ont progressé. Dans les deux cas, le moteur était le même : la résilience économique.

Avec des taux de chômages qui restent peu élevés, les banques centrales ne sont pas pressées d'assouplir leur politique. Sachant en outre que les anticipations de baisses de taux se sont un peu calmées sur les marchés monétaires (comme nous nous y attendions), les obligations ont perdu une partie des gains enregistrés à la fin de l’an dernier.

Le message « plus hauts pour plus longtemps» n’est pas vraiment une bonne nouvelle pour les actions. Cependant, la résilience qui empêche les taux de baisser est aussi celle qui soutient les bénéfices des entreprises, ce qui a permis une fois de plus aux actions d’évoluer en sens inverse des obligations.

Nous ne sommes pas encore sortis d'affaires sur le plan cyclique (cette phrase devrait être programmée sur le clavier des stratégistes…). La géopolitique pourrait encore affecter l’offre de façon plus marquée. Il est également possible que la croissance soit trop résiliente pour être rassurante, entraînant un rebond de l’inflation qui pousserait les taux directeurs vers de nouveaux sommets – une situation que les actions auraient du mal à ignorer.

La bonne tenue des bénéfices associée à la poursuite de la désinflation entretient un environnement favorable qui pourrait continuer à soutenir les actions. Lorsque les taux finiront par diminuer, il pourrait également soutenir les obligations, surtout depuis que les rendements ont légèrement fléchi.

Dans cette optique, nous revenons ci-dessous sur les tendances récentes en matière d'inflation. Nous nous intéressons ensuite à la situation décevante du marché boursier chinois, qui reste à la traîne des indices boursiers américains et mondiaux.

Mettant de côté les préoccupations tactiques, nous nous interrogeons également sur la question de savoir pourquoi les actions américaines déjouent les prévisions pessimistes depuis non seulement un an, mais aussi depuis une génération. Nous pensons que c’est une question d’EVA…

Kevin Gardiner/Victor Balfour/Anthony Abrahamian
Global Investment Strategists

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Le point sur la (dés)inflation

Il y a eu cinq grandes vagues d'inflation par le passé. À l'exception de la première - la Révolution des prix du XVIe siècle - la plupart de ces épisodes étaient directement liés à des conflits : les guerres napoléoniennes, les deux guerres mondiales et le conflit israélo-arabe des années 1970 (bien que ce dernier épisode ait sans doute eu des causes plus profondes).

Toutefois, en dépit d’une situation géopolitique tendue, il est peu probable que l'épisode actuel se transforme en sixième vague (figure 1).

L'évolution de l'inflation a été plus encourageante ces derniers mois. L’inflation globale est en baisse depuis plus d'un an et se situe à des niveaux relativement proches de l’objectif de 2 % des banques centrales (figure 2). L’inflation sous-jacente (ou inflation de base), qui exclut les composantes plus volatiles que sont l'alimentation et l'énergie, est également orientée à la baisse. Il est intéressant de noter que la variation semestrielle annualisée de la mesure d’inflation favorite de la Réserve fédérale, à savoir le déflateur des dépenses privées hors alimentation et énergie («Core PCE Deflator»), était légèrement inférieure à 2 % en décembre.

Surtout, ce ralentissement de l'inflation des prix à la consommation (IPC) a été généralisé dans les quatre principales catégories de l’indice : l'énergie, l'alimentation, les biens et les services.

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Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires continuent de baisser

Dans les faits, l’IPC de l’énergie est déflationniste : les prix baissent depuis déjà un certain temps, aux États-Unis comme en Europe.

Aux États-Unis, cette composante est largement influencée par le prix de l'essence, qui est lui-même même très sensible aux fluctuations des cours du pétrole brut. Ces derniers sont toujours inférieurs à leurs niveaux de l’an dernier - et bien en deçà de leurs sommets de 2022 - ce qui explique pourquoi la partie énergie du panier de l’IPC est déflationniste depuis si longtemps (figure 3).

L'escalade au Moyen-Orient pourrait bien sûr faire grimper les prix du pétrole, mais le contexte est très différent de celui des années 1970. D'une part, le monde est moins dépendant du pétrole en tant que source d'énergie. Alors qu'il représentait 40 % de la consommation mondiale d'énergie primaire à l'époque, ce chiffre est plus proche de 30 % aujourd'hui. En outre, la production est plus diversifiée sur le plan géographique, et donc moins vulnérable, depuis que l'Alaska, le Mexique, la mer du Nord et les schistes américains - entre autres – sont venus approvisionner le marché ces dernières décennies. Malgré les réductions de production à répétition du cartel OPEP+ dirigé par les Saoudiens, il n'y a pas eu d'embargo généralisé sur le pétrole et, malgré les sanctions, la production russe ne semble pas vraiment avoir été perdue pour tout le monde.

En Europe, les prix de gros du gaz naturel se sont effondrés par rapport aux sommets atteints après l'invasion et, plus récemment, ils ont presque diminué de moitié au cours des trois derniers mois (figure 3). L'Europe a certes eu la chance de connaître jusqu’à présent un hiver plutôt doux, mais elle s'est également adaptée à la réduction des importations russes par gazoduc et a conservé des niveaux de stock élevés. Le plafonnement des prix de l’énergie mis en place par certains gouvernements n’a pas encore complètement suivi la chute des prix de gros et la déflation énergétique devrait encore se poursuivre pendant quelques mois.

De leur côté, les cours mondiaux des denrées alimentaires continuent de baisser, ayant perdu environ 10 % sur la période de douze mois se terminant en janvier 2024. Sachant que les fluctuations des prix de gros ont tendance à influencer les prix observés dans les rayons des supermarchés, l’inflation des prix alimentaires devrait donc continuer à se réduire pendant l’année (figure 4).

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L’inflation des prix des biens reste modérée

À la suite de l'assouplissement des restrictions liées à la pandémie en Chine et du rééquilibrage de l'offre et de la demande qui s’est ensuivi au niveau mondial, l'inflation de l'IPC des biens au sens large a considérablement ralenti des deux côtés de l'Atlantique. Cependant, les récentes perturbations en mer Rouge - une route commerciale clé entre l'Europe et l'Asie, qui représente un dixième du volume des échanges mondiaux – font peser des incertitudes sur la poursuite de cette tendance.

Les délais de livraison s'allongent à mesure que les flottes marchandes changent d'itinéraire. Les taux spot mondiaux des conteneurs maritimes ont déjà presque triplé depuis le début du mois de décembre, ce qui ne manquera pas d'affecter les marges bénéficiaires, la production et les prix à la consommation (figure 5).

Ils reviennent toutefois de niveaux très bas – à peine un tiers de leurs sommets de fin 2021. À l’époque, le choc de l'offre s'était largement concentré sur la Chine, l'acteur le plus important du commerce mondial, qui abrite les plus grands ports du monde. Les achats occidentaux de biens étaient également soutenus par les généreux programmes de soutien liés à la pandémie. Depuis, l'économie des services s'est rouverte, tandis que la croissance de la demande globale s'est ralentie après la forte remontée des taux d'intérêt.

Un redémarrage de l'inflation liée aux biens est prévisible en raison des perturbations commerciales actuelles, mais son impact ne devrait pas, à notre avis, être trop sévère.

L’inflation persiste dans les services

Les prix des services, qui sont l’une des principales composantes des paniers de l'IPC américain et européen, ont progressivement ralenti, mais ils demeurent l'élément le plus tenace de l'équation de l'inflation. La principale menace provient de la forte croissance des salaires, d'autant plus que les marchés de l’emploi apparaissent toujours tendus. Aux États-Unis, par exemple, le taux de chômage est toujours proche de son niveau le plus bas depuis un demi-siècle, tandis que celui de la zone euro est à son plus bas depuis le début du siècle, moment de la formation du bloc. Si le taux de chômage du Royaume-Uni n'est pas aussi remarquable d'un point de vue historique, il reste très bas et, après une première hausse, il a en fait chuté au cours du second semestre de l’an dernier.

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Cependant, même si la demande de main-d'œuvre reste ferme, une spirale salaires-prix plus dangereuse - qui avait été l'un des principaux moteurs de l'inflation dans les pays occidentaux au cours des années 1970 - semble peu probable. Les marchés de l’emploi ont connu de nombreux changements structurels au cours des dernières décennies. Les pratiques de travail et les négociations salariales sont plus flexibles, les taux de syndicalisation sont plus faibles, la mondialisation a augmenté le réservoir de main-d'œuvre disponible et, plus récemment, le travail à distance a peut-être aussi décentralisé davantage la fixation des salaires, en la rendant moins antagoniste. Nous sommes encore loin d’un nouvel « hiver du mécontentement».

Les taux de croissance des salaires réels (ajustés pour l'inflation) sont redevenus positifs, mais uniquement parce que l'inflation globale a décéléré plus rapidement que la croissance des salaires nominaux, laquelle est également en train de ralentir (figure 6).

Dans le secteur des services, la composante « logement » de l’inflation américaine - une mesure des coûts de logement et de location qui représente plus d'un tiers du panier total de l'IPC des Etats-Unis – a elle aussi résisté. Elle s’est toutefois orientée à la baisse et devrait continuer dans cette direction. La hausse des loyers et des coûts du logement s’est considérablement ralentie, et l'IPC du logement a tendance à accuser un retard d'environ un an par rapport à ces indicateurs, en raison de son mode de calcul.

Conclusion

Il existe des similitudes de surface entre l'épisode inflationniste actuel et les cinq vagues du passé, en raison du rôle joué par la géopolitique et les conflits. Cela fait toutefois un certain temps que les deux principaux moteurs de la hausse récente de l'inflation sous-jacente, à savoir les goulets d'étranglement post-pandémie et le laxisme des banques centrales, ont été inversés.

Les risques demeurent, bien entendu. Le plus important à nos yeux est celui d'une nouvelle intensification des tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis en cas de nouvelle dégradation de la situation autour de Taïwan – ou de retour du président Trump à la Maison-Blanche en 2025.

Pour le moment, l'épisode actuel ne semble pas être à même de se transformer en « sixième » vague inflationniste d’importance historique. Nous maintenons notre perspective selon laquelle l'inflation finira par se stabiliser dans une fourchette supérieure à l’objectif, comprise entre 2 et 4 %, au sein des économies développées, en raison principalement de la forte croissance des salaires qui maintient la demande (et les coûts) à des niveaux élevés. Les principales banques centrales seront bien entendu mal à l’aise avec cette situation – et les taux pourraient ne pas baisser de sitôt, comme indiqué plus haut - mais les entreprises et les portefeuilles devraient pouvoir s'en accommoder.

Nous maintenons notre perspective selon laquelle l'inflation finira par se stabiliser dans une fourchette supérieure à l’objectif, comprise entre 2 et 4 %, au sein des économies développées."

La patience à l’égard du marché boursier chinois touche à ses limites

«La patience est un arbre dont la racine est amère, et dont les fruits sont très doux.»

– Confucius

Le Nouvel An lunaire est censé apporter espoir et renouveau. Pourtant, les festivités de cette année ont pour toile de fond un environnement plutôt morose, qui met à l'épreuve la patience des sinophiles les plus convaincus.

Les inquiétudes concernant la croissance, la géopolitique et l’autoritarisme du gouvernement ont considérablement entamé la confiance. Le marché boursier se traîne depuis trois ans, les cours ayant baissé de plus de la moitié par rapport à leur point haut du début de 2021 (figure 7). Pour de nombreux investisseurs extérieurs, la Chine est simplement devenue « non investissable ».

Les difficultés chinoises sont probablement surestimées. Les discours sur l'endettement excessif du secteur privé, sur l'effondrement du marché immobilier ou sur une éventuelle crise bancaire n’ont pas lieu d’être. Le défi auquel la Chine est confrontée n'est pas systémique. La question est plutôt de savoir dans quelle mesure la croissance actuelle est durable et comment les investisseurs peuvent se positionner sur un marché boursier de plus en plus politisé.

Pour beaucoup d’investisseurs extérieurs, la Chine est simplement devenue « non investissable »."

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Les difficultés de la croissance

Au cours des trente dernières années, la Chine a connu une croissance pour le moins extraordinaire : la croissance de son PIB réel s’est élevée en moyenne à près de 9 % par an depuis 1990, surpassant de loin celle des pays du G7 ou des autres membres de la cohorte des pays émergents asiatiques (figure 8). La production chinoise a été multipliée par 35 sur la période, et sa part dans la production mondiale est passée de 2 % à 17 % (en dollars américains).

Il y a dix ans, presque tout le monde prédisait que d’ici à 2030, la Chine éclipserait les États-Unis en tant que première économie mondiale. Mais même si elle y arrivait, est-ce qu’elle le resterait longtemps ? Le surinvestissement, les prix élevés de l'immobilier et les difficultés démographiques sont autant de vents contraires potentiels. L'aspiration de longue date de la Chine à passer à une croissance fondée sur la consommation ne s’est pas concrétisée. Certains parlent (à tort) d’une « japonisation » de la Chine.

Cette croissance chinoise exceptionnelle est imputable en grande partie à des taux d'investissement particulièrement élevés. Mais aujourd’hui, la majeure partie des infrastructures sont construites. En parallèle, le développement immobilier, intermédié par le système financier public, a fonctionné lorsque l'effet de levier était faible et que les logements étaient rares - et lorsque l'accession à la propriété était encore une aspiration. Aujourd'hui, la Chine a le taux de « propriété » le plus élevé au monde (la notion de propriété n’est pas la même qu'ailleurs) et la dette des entreprises - principalement celle de promoteurs immobiliers fortement endettés - avoisine 166 % du PIB (un chiffre élevé, même selon des normes occidentales).

Toutefois, si le secteur immobilier connaît actuellement un réajustement douloureux (et tardif), c'est en partie parce que les responsables politiques sont bien conscients que la croissance alimentée par la dette intérieure n'est pas durable. Des mesures ont été prises pour résoudre certains problèmes latents, tels que le système bancaire parallèle et la spéculation immobilière excessive. L'accent n'est plus mis sur la croissance inconditionnelle, mais sur la stabilité financière.

La menace que représente le fardeau de la dette du secteur privé est probablement exagérée. L’évocation d'un « moment Minsky » à venir ne semble pas opportune. Le système financier public chinois a la capacité d’empêcher la faillite de banques importantes - Pékin a déjà recapitalisé les banques et pourrait le refaire - et avec des réserves de change qui s'élèvent encore à quelque 3 000 milliards de dollars, le crédit international de la Chine est bon.

Un effondrement des prix de l'immobilier, comme celui que le Japon a connu dans les années 1990, semble peu probable. L'épargne intérieure élevée de la Chine, ses réserves de change et son compte de capital en partie fermé protègent l'économie (et le système bancaire) du risque d'une fuite importante de capitaux et d'une crise de la balance des paiements. Sachant que l'immobilier représente près de 70 % du patrimoine des ménages (les moyennes du G7 sont proches de la moitié), un rééquilibrage intérieur radical au détriment de l'immobilier semble peu probable.

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Après deux ans de récession, le secteur manufacturier mondial semble être en train de passer le cap. En parallèle, la légère déflation observée en Chine résulte en grande partie de la normalisation des prix alimentaires, et non d'un effondrement de la demande intérieure. L'économie n'est pas si fragile.

Bien qu’un atterrissage brutal de l'économie semble improbable, on imagine difficilement une nouvelle accélération impulsée par les pouvoirs publics. Jusqu'à présent, les tentatives de relance de l'économie ont été modestes et très ciblées.

Pour remettre les choses en perspective, le taux de croissance de 5 % de l'an dernier reste plus de deux fois supérieur à celui des pays développés. En termes de surcroît de PIB, cela équivaut à un taux de croissance de 20 % en 2010 pour une économie qui était alors quatre fois plus petite. La Chine pourrait simplement avoir un potentiel (et un besoin) plus limité de développement rapide. Une croissance plus lente et plus régulière n'est pas forcément une mauvaise chose.

 

La main visible du capitalisme chinois

La faiblesse récente du marché boursier est générale : la plupart des secteurs ont perdu plus d'un cinquième de leur valeur au cours des trois dernières années. Cependant, deux grandes valeurs «technologiques » (Alibaba et Tencent), qui représentent un cinquième de l'indice, sont responsables d'un quart de la baisse du marché.

Nous estimons que cette faiblesse du marché est imputable en grande partie à des facteurs extra-économiques, en particulier les pressions réglementaires et les frictions commerciales persistantes avec les États-Unis. Les tensions autour de Taïwan jouent un rôle bien sûr, mais elles affectent les marchés mondiaux, et pas seulement les actions chinoises.

Les pressions réglementaires se sont manifestées dans des secteurs où les objectifs sociaux et le pouvoir du marché ne parvenaient pas à s’accorder. Bien qu'elle se soit atténuée au cours de l'année écoulée, la récente « reprise en main » du secteur des jeux vidéo montre qu'il serait prématuré d’imaginer que l’interventionnisme du président Xi puisse s’arrêter là.

Jusqu'à récemment, la réglementation chinoise était relativement souple dans certains secteurs – sa position à l’égard des préoccupations antitrust dans le secteur des technologies en constitue un exemple. Plus généralement, elle permettait aux entreprises de nombreux secteurs de prospérer dans ce qui était en fait un jardin clos sans véritables acteurs étrangers concurrents. Son durcissement récent correspond en partie à un effort de rééquilibrage de l’environnement réglementaire, et non à une volonté globale de contraindre China S.A..

Cela étant dit, il ne fait aucun doute que la « main visible » du capitalisme d'État chinois a pesé sur la rentabilité des entreprises. L’espoir - y compris de notre part - qu'elle cesse de le faire a été déçu. Quelques chiffres illustrent de manière frappante cet état de fait. Depuis que la Chine a rejoint l'Organisation mondiale du commerce à la fin de 2001 dans l’enthousiasme général, la croissance de son PIB nominal (en dollars) a affectivement dépassé celle des États-Unis de quelque 6 points de pourcentage par an. En revanche, la croissance du bénéfice par action de l’indice MSCI China (toujours en dollars) n’a dépassé celle de l’indice MSCI US que de 2 points de pourcentage par an sur la même période. La croissance économique spectaculaire de la Chine ne s'est pas répercutée sur les résultats des entreprises.

Nous pensons que cela va changer et qu'un capitalisme plus conventionnel va lentement s'enraciner (même si le parti communiste chinois reste au pouvoir). Cela fait toutefois longtemps que nous avons le même point de vue sur le modèle japonais, qui continue lui aussi à décevoir (malgré le récent rebond du marché boursier). Il y a peu de causes macro-économiques que nous défendons en dehors des États-Unis et nous perdons peu à peu l'envie de le faire pour la Chine.

Malgré des résultats peu enthousiasmants, le marché boursier chinois présente au moins l’avantage d’être bon marché. Son ratio cours/bénéfice corrigé des variations cycliques (CAPE) est inférieur de près d’un tiers à sa tendance à long terme, tandis que le reste du monde se situe au-dessus de la tendance (figure 9). En termes de niveaux, les valorisations chinoises se négociaient auparavant avec une décote d'environ un cinquième par rapport à leurs homologues des marchés développés. Cette décote est aujourd'hui proche de la moitié. En outre, les déceptions récentes en matière de bénéfices sont en partie le reflet du cycle manufacturier mondial.

Ce n'est pas la première fois que la Chine déçoit les investisseurs. Entre 2015 et 2016, le marché boursier (et ses bénéfices) avait connu une déroute similaire. À l'époque, lors du « lundi noir » chinois, les actions chinoises avaient perdu près d’un dixième de leur valeur en une seule journée. Malgré les interventions de Pékin, le marché boursier national s’était contracté de presque 50 % et il avait fallu deux ans et demi pour que les actions retrouvent leurs niveaux d’origine. Les inquiétudes liées à la croissance et à l'immobilier dominaient également les esprits à l’époque. Cependant, bien que nous soyons des investisseurs patients qui ne partagent pas l’avis largement répandu selon lequel la Chine serait « non investissable », nous serions plus rassurés si la stabilité revenait prochainement. Dans le cas contraire, nos investissements en actions mondiales se focaliseraient encore davantage sur les États-Unis.

Malgré des résultats peu enthousiasmants, le marché boursier chinois présente au moins l’avantage d’être bon marché."

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Valorisation des actions américaines : une affaire d’EVA

Les actions ont surmonté à plusieurs reprises le «mur d’inquiétudes» …

Nous avons souvent mentionné le « mur d’inquiétudes » auquel se heurtent les investisseurs. S’il apparaissait particulièrement intimidant à la fin de l'année 2022, il n’a pas encore disparu. Il semblerait que ce n’est jamais le bon moment pour investir, tout au moins si l'on en croit les avis macroéconomiques établis dont nos magazines financiers favoris se font l’écho.

Et pourtant, les actions ont gravi plusieurs fois l'Eiger, emmenées par le marché américain (qui est, au passage, le moins mal réglementé et le plus liquide des grands marchés – venez donc nous parler de notions comme la prime de « risque » et d’« illiquidité »...).

L'indice MSCI des actions américaines a été multiplié par 30 depuis février 1984 (et multiplié par 10 environ depuis son point bas de la crise financière mondiale en mars 2009). D'un point de vue arithmétique, la majeure partie de sa progression depuis 1984 peut être attribuée aux bénéfices des entreprises, qui ont plus que décuplé en valeur nominale (et plus que quadruplé en termes réels). Cependant, l’augmentation du ratio cours/bénéfice (ou P/E, de l’anglais Price/Earnings) en période glissante explique également plus du doublement de sa valeur.

(NB : nous utilisons les indices MSCI dans notre analyse pour des raisons de comparabilité internationale. L'indice américain le plus visible est probablement le S&P500, qui a enregistré des performances comparables).

Depuis le départ, cette ascension du marché a été considérée avec incrédulité, voire mépris. En particulier, la « longueur » emmenée par le ratio P/E a été examinée avec dédain, à travers toutes sortes de jumelles, par les alpinistes en fauteuil de la Petite Scheidegg. Des romans ont été écrits sur les niveaux de prix insoutenables du marché. Et pourtant, les multiples sont restés supérieurs aux tendances antérieures et l'ascension du marché s'est poursuivie.

… mais les bases sont peut-être plus solides qu'on pouvait le craindre

Nous avons depuis longtemps le sentiment que les actions américaines sont peut-être moins exposées qu’on ne le craint généralement. Plus précisément, l’expansion des coefficients de capitalisation pourrait reposer en grande partie sur une base solide qui se cachait depuis le départ sous nos yeux.

La valorisation des actions est un processus inévitablement subjectif (et imprécis), mais si on devait le réduire à sa plus simple expression, il consiste avant tout à estimer la valeur actuelle nette (VAN) des flux de trésorerie qu'elles génèrent. L’un des principaux facteurs de cette estimation est la rentabilité des entreprises concernées. En outre, nous devons comparer cette rentabilité au retour sur investissement que nous pourrions obtenir par ailleurs, et ce taux de rendement minimal (« hurdle rate ») représente un deuxième facteur clé.

En pratique, cela veut dire que nous comparons le rendement des capitaux propres utilisés dans l'entreprise au coût de ses capitaux propres. Le rendement des capitaux propres se calcule facilement en divisant les bénéfices par la valeur comptable. Le coût des capitaux propres est plus difficile à évaluer, mais son principal facteur de variation est la valeur temps de l'argent, à savoir le taux d'actualisation, généralement représenté par le rendement des obligations à long terme.

L’écart entre les deux est le principal facteur explicatif de ce que nous appelions autrefois la valeur ajoutée économique (ou EVA, de l’anglais Economic Value Added). Ce terme est quelque peu tombé en désuétude après les années 2000, car pendant une grande partie de cette période, les valeurs de marché n'étaient plus déterminées par les flux de trésorerie actualisés, mais par les variations de l'appétence au risque et la mode institutionnelle (telle que l'investissement guidé par le passif, ou LDI, de l’anglais Liability-Driven Investment). L'idée est néanmoins toujours restée à la base de nos notions de valorisation des actions.

L’EVA doit être positive, car sinon, il serait plus rentable d’investir ailleurs. Il est toutefois arrivé que les estimations fassent ressortir une EVA globale négative au niveau du marché, le secteur coté détruisant apparemment de la valeur. Il s’agissait généralement de situations de courte durée, dans des moments de creux du cycle économique, lorsque les bénéfices sont au plus bas. Il y a eu toutefois des périodes plus longues de destruction de valeur au cours des années 1970 et 1980 dominées par la stagflation. C’est sans doute la reprise qui a fait suite à cette triste situation qui explique l'augmentation des ratios P/E.

Ce redressement de l’EVA se poursuit désormais depuis presque quarante ans. Et ce n’est pas seulement le Professeur Rétrospectif qui parle : il a été manifeste pendant au moins la moitié de cette période, résultat à la fois de l’amélioration de la rentabilité des entreprises et de la diminution du coût du capital (figure 10).

Les entreprises créent davantage de valeur économique…

Pourquoi cette tendance a-t-elle été autant ignorée, voire discréditée ? Certains considèrent que l’augmentation de la rentabilité n’est pas réelle et s’explique par l’ingénierie financière (rachats d'actions ou, plus généralement, effet de levier). D'autres pensent qu'elle est purement cyclique ou transitoire (même après plusieurs décennies) et que les marges d'exploitation vont bientôt revenir vers une moyenne plus basse. D'autres encore affirment que les taux d'intérêt n'ont rien à voir avec la valorisation des titres, point final.

Les économistes, qui aiment bien montrer que ce qui fonctionne pourtant en pratique ne peut pas fonctionner en théorie, aiment à suggérer que tout cela n'est qu'un mirage. Si l'EVA avait effectivement atteint de tels niveaux, disent-ils, la concurrence l'aurait certainement et rapidement ramenée à la « normale », comme si nous avions tous réinventé Microsoft dans notre loft.

Si les raisons de ce scepticisme ont pu varier, la confiance avec laquelle il est exprimé n'a pas changé. Les arguments financiers les plus brillants sont souvent le fait des investisseurs à découvert. Les cyniques blasés qui savent exactement pourquoi tout cela finira dans les larmes apparaissent souvent plus intelligents (et autrement plus divertissants) que les observateurs certes moins véhéments, mais qui sont ouverts à d’autres points de vue (et moins portés aux relations publiques).

Nous ne sommes pas surpris de ces moteurs de l’EVA : nos modèles de valorisation s’appuient depuis les années 2000 sur des niveaux de rendement des capitaux propres – et de rendements obligataires – similaires à ceux d'aujourd'hui.

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La figure 11 illustre la relation entre l’amélioration de notre estimation de l’écart entre rendement des capitaux propres et coût du capital et l'augmentation du ratio cours/bénéfice (P/E). Outre le fait que ces deux variables ne sont pas directement comparables (les unités sont différentes), le calcul d’un niveau de P/E justifié implique également de faire une estimation de la croissance prévisionnelle des bénéfices (lorsque nous le faisons, nous estimons généralement la « juste valeur » du P/E prospectif américain à environ 19x). Le graphique illustre toutefois notre argument : l'augmentation des coefficients de capitalisation n'est peut-être pas qu'un simple mirage.

Cela étant dit, la progression facile de l'EVA est certainement derrière nous, et sa trajectoire risque de s’infléchir à partir de maintenant. Si nous sommes heureux de défendre le niveau récent des ratios P/E, nous ne sommes pas forcément prêts à nous engager sur la poursuite de leur ascension.

… notamment parce qu’elles ne sont plus les mêmes

Les deux moteurs de l'EVA doivent beaucoup à leurs points de départ respectifs. Dans les années 1970 et au début des années 1980 (une période dominée par la stagflation), la rentabilité des entreprises était particulièrement faible, tandis que les taux d'intérêt réels du début des années 1980 avaient fortement augmenté dans un contexte de rétablissement de la crédibilité monétaire. Aucun de ces deux points de départ n'était « typique », à savoir une valeur moyenne vers laquelle nous devrions revenir un jour.

La rentabilité des entreprises a ensuite été stimulée par un environnement macroéconomique plus sain, un climat social moins tendu et – facteur le plus étonnant de tous, selon nous, parce qu'il est peut-être le plus structurel mais le moins remarqué – un changement important dans l’activité d’America S.A.

Pour utiliser des chiffres ronds, en 1970, 30 % environ de l'économie américaine était constituée d'industries privées productrices de biens – principalement des fabricants – tandis que les services privés représentaient environ 50 % du PIB. Plus récemment, ces chiffres ont été de l’ordre de 15 % et 70 %, respectivement, avec une nouvelle catégorie appelée « technologies de l'information et de la communication », qui pèse près de 5 %. On retrouve la même évolution, certes moins prononcée, dans l’ensemble des pays développés.

Si l’économie moderne produit principalement des biens immatériels, a-t-elle encore besoin d'autant d'usines et d'équipements ? Si les bilans sont plus petits, est-il pour autant plus facile de rémunérer le capital qu'ils contiennent ? Surtout si la pérennité de l’activité d’une entreprise comme Microsoft n'est pas aussi facile à reproduire que les manuels pourraient le laisser penser – pour revenir à l'exemple ci-dessus. La rentabilité pourrait donc se maintenir.

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De son côté, l'effet de levier des entreprises américaines semble avoir peu évolué au cours de la période, tout au moins si l'on en croit les données de la comptabilité nationale.

Les taux d’intérêt et les rendements obligataires ont abandonné leurs sommets historiques du début des années 1980 pour redescendre à des niveaux historiquement bas ces dernières années (voire négatifs dans une grande partie de l'Europe). Cette descente est moins spectaculaire en termes réels, mais elle reste pentue.

Ces points bas n’ont jamais semblé durables. Malgré l’analyse héroïque de 800 ans de données mondiales de la Banque d'Angleterre, nous ne sommes toujours pas convaincus de l'existence d'une tendance séculaire de baisse des taux réels. Les niveaux actuels des taux nominaux et réels apparaissent plus normaux (selon nous), mais restent largement en deçà des sommets atteints il y a une quarantaine d'années.

L’augmentation des ratios P/E n’est pas vraiment une surprise

Si les niveaux récents du rendement des capitaux propres sont durables et si les taux d'intérêt n’augmentent plus, notre indicateur de la valeur ajoutée économique restera à des niveaux historiquement élevés. Le point de départ pourrait avoir été plus exceptionnel que le point d’arrivée.

Les valorisations ne sont que rarement le moteur des rendements boursiers. C’est dans les moments où elles se situent à des niveaux exceptionnellement bas ou élevés, et qu’elles sont donc prêtes à s’inverser, qu’elles ont le plus d’influence. Nous estimons toutefois que l'expansion des ratios PE aux États-Unis au cours des trois dernières décennies repose en grande partie sur des bases plausibles.

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le reste de l'année 2024 sera sans surprise.

Si les niveaux récents du rendement des capitaux propres sont durables et si les taux d'intérêt n’augmentent plus, notre indicateur de la valeur ajoutée économique restera à des niveaux historiquement élevés."

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