
Investissement politique ou politique d'investissement ?
Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les liens entre décisions politiques, économie et marchés financiers s’inscrivent au cœur des dynamiques qui façonnent nos sociétés : cette interdépendance se manifeste notamment au travers de mécanismes multiples, complexes et complémentaires.
En prenant le parti des marchés financiers mondiaux, il ressort que ces derniers s’avèrent a priori guidés par trois grands moteurs :
1. Les politiques monétaires et budgétaires. Celles-ci jouent un rôle crucial, notamment via les décisions des banques centrales sur les taux d’intérêt et les programmes d’achats d’actifs, tout comme les choix budgétaires des gouvernements en termes de dépenses publiques ou de fiscalité, qui peuvent amplifier ou freiner, par exemple, les flux de capitaux vers les différentes classes d’actifs.
2. L’environnement macroéconomique global dont la croissance, l’inflation et le commerce international influencent directement les anticipations des investisseurs.
3. Les fondamentaux des entreprises, en particulier la croissance des bénéfices par action, les marges opérationnelles, les flux de trésorerie disponibles etc., qui déterminent la santé intrinsèque des actions et des obligations privées.
Historiquement, l’incertitude politique tend à accroître la volatilité sur les marchés obligataires, impactant à la fois le niveau des taux souverains et les spreads(1) de crédit. Par exemple, la crise gouvernementale italienne de juillet 2022 a fait monter brusquement le spread entre le taux à 10 ans italien et son équivalent allemand à 232 points de base, témoin de la nervosité des créanciers en période d’instabilité politique. Toujours à titre d’illustration, l’année 2024 a été particulièrement marquée par l’intensité des facteurs politiques en jeu. De nombreuses échéances électorales majeures ont eu lieu (élections présidentielles aux États-Unis, élections européennes, dissolution de l’Assemblée Nationale en France, élections législatives en Allemagne, scrutin fédéral au Canada…), générant de l’incertitude sur de futures orientations politiques.
Plus globalement, depuis l’élection de Donald Trump en 2016 et le retour du protectionnisme outre-Atlantique, les investisseurs intègrent davantage le risque politique dans leurs anticipations macroéconomiques. Les chocs géopolitiques et exogènes récents (Brexit, guerre commerciale sino-américaine, pandémie, guerre en Ukraine…) ont renforcé la conscience des risques cycliques liés à des changements de cap politiques soudains. Ils ont aussi accru la corrélation entre variables macroéconomiques et marchés : par exemple, l’inflation alimentée par des tensions d’offre a conduit à un resserrement monétaire mondial et synchronisé en 2022, faisant chuter simultanément actions et obligations. Ainsi, la configuration actuelle des marchés, caractérisée par des multiples de valorisation encore élevés sur certains segments et des spreads de crédit relativement serrés, paraît particulièrement sensible à tout changement de paradigme politique.
Vers un rééquilibre de « l’ordre mondial » ?
Nous assistons ces dernières années à un fort retour du patriotisme économique américain ; la première économie mondiale réorientant sa politique vers des priorités domestiques. Lors de son premier mandat, Donald Trump avait déjà instauré des droits de douane massifs pour « protéger » l’industrie américaine (jusqu’à 25 % de taxe sur plus de 360 milliards $ d’importations chinoises) marquant une rupture avec des décennies de libre-échange croissant. Si l’administration Biden a adopté un ton plus multilatéral, elle a conservé l’essentiel de ces tarifs douaniers et a renchéri sur le soutien industriel domestique via des plans d’investissement majeurs (loi CHIPS Act pour les semi-conducteurs, plan d’infrastructures et Inflation Reduction Act pour les technologies vertes). Ainsi, la part de la Chine dans les importations totales américaines a chuté, passant de près de 22 % en 2017 à environ 13 % en 2024.
Depuis le second semestre 2023, le Mexique a même remplacé la Chine comme premier partenaire commercial (15% des importations en 2024), reflétant une relocalisation régionale (nearshoring) des chaines d’approvisionnement.
Du côté chinois, le paysage économique évolue également sous l’impulsion de choix politiques internes : la politique de « réforme et ouverture » qui avait fait de la Chine la manufacture mondiale est en train de céder le pas à une stratégie de développement plus axée sur le marché domestique et les hautes technologies. Globalement, la hausse des coûts salariaux conjuguée aux barrières commerciales étrangères a incité les multinationales à diversifier leurs bases de production en les rendant plus locales.
Un autre aspect marquant du rééquilibrage de l’ordre mondial reste la volonté de certains pays de réduire leur dépendance au dollar américain dans le commerce international. Depuis des décennies, le dollar est la monnaie de réserve mondiale et constitue environ 60 % des réserves de change. Cette quête nouvelle d’indépendance se manifeste notamment par plusieurs initiatives stratégiques. L’une des premières mesures notables a été l’arrêt de l’achat massif de dollars par la Chine, et l’utilisation du renminbi (yuan) dans les échanges commerciaux, notamment en Asie et avec certains pays partenaires stratégiques.
Ainsi, la Chine a graduellement réduit son exposition aux actifs libellés en dollars : ses avoirs en Treasuries(2) sont passés d’environ 1300 milliards de dollars en 2013 à 850 milliards fin 2023, soit le plus bas niveau depuis 2010. Parallèlement, plusieurs pays « émergents » ont signé des accords bilatéraux pour régler leur commerce en monnaies locales contournant ainsi le dollar. Les banques centrales, quant à elles, accentuent ce phénomène en accumulant dans le même temps plus de 1000 tonnes d’or par an depuis 4 ans.
Nouvel échiquier géopolitique : BRICS et montée des « émergents »
Sur la scène mondiale, la redistribution des cartes s’accélère aussi sous l’effet de choix politiques de coalition. Le bloc des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) s’est institutionnalisé et élargi : lors du sommet de Johannesburg en août 2023, six nouveaux pays (Arabie Saoudite, Iran, Éthiopie, Égypte, Argentine, Émirats arabes unis) ont été invités à le rejoindre en 2024.
Cette expansion va porter le poids des BRICS+ à près de 45 % de la population mondiale et consolider leur part du PIB global (en parité de pouvoir d’achat) autour de 36 %, nettement au-dessus du poids cumulé du G7 tombé à environ 30 %. L’argument avancé est la quête d’un « ordre mondial plus juste » reflétant le poids économique réel des pays « émergents ». Ces pays entendent peser davantage dans la gouvernance internationale : ils plaident pour des réformes des institutions issues de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale) afin d’y faire entendre davantage la voix des économies en développement, et soutiennent l’élargissement du Conseil de Sécurité de l’ONU à de nouveaux membres d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine.
Les forums alternatifs gagnent également en visibilité : les BRICS+ se dotent d’une banque de développement (Nouvelle Banque de Développement) en complément de la Banque Mondiale, discutent de mécanismes de paiement en monnaies locales, et servent de tribune pour contester certaines politiques « occidentales »

“ L’impact des décisions politiques sur certains thèmes d’investissement majeurs et sur des secteurs en transformation n’est absolument pas nouveau...”
Où en est l’Europe ?
L’Union Européenne, traditionnellement plus intégrée commercialement que fiscalement, a été poussée par les crises successives à renforcer sa solidarité financière. Durant la crise des dettes souveraines (2010-2012), la réponse avait surtout été monétaire avec le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi alors Président de la BCE, signifiant que celle-ci ferait tout pour sauver l’euro. Mais face au choc du Covid-19, les 27 ont innové en lançant en 2020 un plan de relance commun NextGenerationEU de 750 Mds€, financé par une émission conjointe de dette européenne.
Puis la guerre en Ukraine a bouleversé les équilibres sécuritaires, déclenchant un réarmement accéléré dans de nombreux pays occidentaux. Cette prise de conscience stratégique s’est traduite par des plans d’investissements inédits. L’Allemagne, par exemple, a voté très récemment un fonds spécial de 100 milliards d’euros, et la France prévoit une augmentation de 40 % de son budget de défense d’ici 2030.
Aujourd’hui, c’est davantage une coordination budgétaire qui est recherchée. Le 4 mars dernier, la Commission Européenne a présenté son plan ReArm Europe et annoncé une série de mesures visant à augmenter les dépenses de Défense à l’échelle de l’Union, offrant aux États membres des leviers innovants pour financer ces investissements. Dans la continuité des élections législatives, l’Allemagne a également franchi une étape historique en adoptant des mesures fortes comme la création d’un fonds d’infrastructures de 500 milliards d’euros sur 10 ans dédié aux investissements publics, un déficit supplémentaire de 0,35% du PIB au niveau du budget fédéral et l’exemption dans le calcul du déficit des dépenses de Défense dépassant 1% du PIB.
Investissement politique ou politique d’investissement ?
L’impact des décisions politiques sur certains thèmes d’investissement majeurs et sur des secteurs en transformation n’est absolument pas nouveau. Ainsi, les premiers investissements publics dans la Silicon Valley remontent au début des années 1950, et l’essor des start ups et sociétés de capital risque pour développer le secteur technologique date des années 1970.
Plus récemment, l’émergence et la rapide adoption de l’Intelligence Artificielle ont accéléré ce phénomène. En janvier 2025, le président Donald Trump a dévoilé le projet « Stargate », une initiative conjointe d’OpenAI, Oracle et SoftBank visant à investir jusqu’à 500 milliards de dollars dans l’infrastructure de l’Intelligence Artificielle aux États-Unis. L’objectif est de renforcer les capacités de calcul et de stimuler l’économie américaine en créant plus de 100 000 emplois. En France, le Président Emmanuel Macron a, de son côté, annoncé début février 2025 la mise en place d’un plan d’investissement conjoint (acteurs privés, gouvernement français et puissances étrangères) pour un montant de 109 milliards d’euros sur plusieurs années.
Les grandes décisions politiques sont donc là pour donner un axe fort, une priorité et favoriser ce qui y conduit. Elles s’efforcent d’empêcher ou de ralentir les obstacles afin de rendre possible le nécessaire. En parallèle, si ces décisions fortes sont remises en question trop souvent, les efforts réels peuvent être réduits à néant. Un exemple marquant est celui de l’industrie automobile européenne, confrontée à des changements trop fréquents de politique sur les véhicules électriques. L’instabilité des subventions et des réglementations complique de façon certaine la planification à long terme des acteurs du secteur, freinant l’innovation, affaiblissant leur compétitivité et pesant sur leurs marges. À l’inverse, la Chine a su offrir un cadre plus stable, favorisant l’émergence de champions nationaux qui bénéficient aujourd’hui d’une avance technologique et commerciale significative au niveau mondial.
Ainsi, la période récente (ces dix dernières années) a vu revenir sur le devant de la scène des personnages et des prises de positions politiques plus tranchées, plus « patriotiques » et plus brutales, moins « consensuelles » ou diplomatiques. Plus « populistes » et moins démocratiques, au sens premier du terme (séparation des pouvoirs, égalité des droits, respect des libertés d’expression, souveraineté du peuple etc.).
En matière de gestion financière, ce changement de nature de l’environnement global (dé-mondialisation, émergence de leaders autoritaires, guerre économique, contrôle des changes, apparition de systèmes financiers non réglementés…) introduit de nouvelles conditions quand il nous faut décider d’allocation d’actifs ou de choix de supports d’investissement. Certains éléments-clés de ces dernières années, fondateurs pour les marchés financiers, n’étaient tout simplement pas « envisageables » dans le sens où, des règles établies et jugées immuables furent, tout simplement, transgressées, la plupart du temps pour la « bonne » raison !
Prenons trois exemples. Tout d’abord la possibilité pour les banques centrales d’utiliser sans réelle limite leur bilan pour influer de façon forfaitaire sur le cours d’actifs cotés (taux et actions), ou encore celle d’avoir des taux directeurs négatifs. Ensuite, la décision récente, et plus que surprenante, de l’Allemagne de ne pas intégrer certaines dépenses dans les calculs de déficits budgétaires, ce qui permettra de respecter une règle constitutionnelle… parce qu’on a décidé subjectivement de la contourner ! Enfin, et c’est d’actualité, les annonces quasi quotidiennes de changement de taux de tarifs douaniers avec tel ou tel « partenaire commercial » des États-Unis par un Président dont personne ne sait si, finalement et constitutionnellement, cela relève de ses simples et justes prérogatives !
En matière de gestion, des incertitudes à « intégrer » au moment de prendre des décisions, il y en a toujours eu ! Et il y en aura toujours. Simplement, à l’heure actuelle, le niveau d’incertitude, sans parler de son intensité, semble plus fondamental qu’au début des années 2000. Une simple décision, parfois purement personnelle, peut faire émerger une nouvelle norme, un nouvel ensemble de conditions, une interdiction… qui peuvent bousculer le destin économique d’un pays, d’un secteur ou d’un ensemble d’entreprises, cotées ou non !
Dans cet environnement, la capacité d’anticipation s’avère extrêmement faible : à l’heure de se demander si tel ou tel scenario est possible, la réponse actuelle devient « tout, ou presque, est envisageable ! ». Plus que d’essayer d’anticiper (même si l’exercice reste indispensable), il nous faut surtout développer flexibilité et réactivité devant ce qui, la veille encore, pouvait paraitre impossible !
Au fond, et de façon presque générale, n’est-ce pas ce qui caractérise fondamentalement la nature humaine dans ce qu’elle a de plus « vital » ? Se préparer, espérer, accepter l’imprévu et agir en s’affranchissant des bruits décourageants ou des peurs paralysantes !
(1) Le spread désigne l’écart de rendement entre une obligation et un emprunt de maturité équivalente considéré comme « sans risque ».
(2) Obligations d’État américaines.