US infrastructure

Infrastructures américaines : l'impulsion forte d'un marché en plein développement

  • Jessica Sellam

    Head of Private Markets Group - Rothschild & Co Wealth & Asset Management

  • Brandon A. Freiman

    KKR - Partner, Head of North American Infrastructure

Le développement des infrastructures à l’échelle mondiale nécessite des investissements en capitaux colossaux, tant pour moderniser les infrastructures existantes que pour en construire de nouvelles.

En effet, selon le Forum économique mondial, le déficit de financement dans les infrastructures dépassera 15 000 milliards de dollars d'ici 2040 au niveau mondial1. Ce montant traduit l'effet combiné de plusieurs facteurs, notamment des tendances de fonds comme la digitalisation, l'urbanisation, la transition énergétique, la lutte contre le changement climatique mais aussi le sous-investissement chronique des gouvernements dans les infrastructures critiques.

Aux États-Unis, rien que les investissements nécessaires pour moderniser les infrastructures existantes s'élèveraient à 6 000 milliards de dollars1. Le retard accumulé dans cet effort néanmoins indispensable se traduit aujourd’hui par un marché des infrastructures parmi les plus dynamiques au monde, soutenu par des investissements publics massifs, mais également la volonté marquée de relocaliser les chaînes de production et de conserver une position de leader dans de nombreux secteurs stratégiques. Face à ce défi d’envergure, les acteurs privés ont bien évidemment un rôle essentiel à jouer dans la transition à opérer.

 

Les différents événements géopolitiques, catalyseurs d’une dynamique nouvelle

Les récents événements géopolitiques, tels que la pandémie de Covid-19, les tensions commerciales persistantes avec la Chine, ainsi que les conflits armés en Ukraine et au Moyen-Orient, ont profondément bouleversé les chaînes d'approvisionnement mondiales. Ces perturbations ont mis en lumière la vulnérabilité des dépendances internationales dans des secteurs clés, notamment la production de semi-conducteurs, les ressources énergétiques, et les produits manufacturés essentiels.

Brandon Freiman, Head of North American Infrastructure chez KKR souligne : « aux États-Unis, la démondialisation suscite des inquiétudes quant à la rupture des chaînes d'approvisionnement, à l'indépendance énergétique et au progrès technologique en tant que question stratégique nationale. Ces trois aspects ont des répercussions sur le marché des infrastructures. »

En effet, face à ces défis, les États-Unis ont intensifié et accéléré leurs efforts de relocalisation industrielle et de rapprochement géographique des activités pour réduire leur dépendance à l'égard des marchés étrangers et sécuriser leurs chaînes d'approvisionnement. Ce mouvement de relocalisation, également appelé reshoring ou onshoring, a stimulé un développement massif des infrastructures nationales, notamment dans les secteurs de la technologie, de l'énergie, et des transports, afin de répondre aux besoins croissants en production locale et en infrastructures résilientes.

 

Un développement largement stimulé par les programmes publics

Les initiatives gouvernementales demeurent au cœur du développement des infrastructures aux États-Unis. Ce soutien se matérialise notamment par plusieurs programmes majeurs. Parmi ceux-ci, mentionnons l’Infrastructure Investment and Jobs Act (IIJA) établi en novembre 2021 qui alloue 1 200 milliards de dollars pour moderniser et reconstruire les infrastructures vieillissantes des États-Unis. Ce plan vise à réparer des milliers de kilomètres de routes et de ponts, à moderniser les systèmes de transport en commun, à améliorer les infrastructures de traitement et distribution de l’eau, et à étendre les réseaux de haut débit dans les zones rurales. L'accent est également mis sur la transition vers des infrastructures résilientes face aux changements climatiques, notamment en investissant dans les énergies propres et en modernisant le réseau électrique pour répondre à la demande croissante d’électricité verte.

En parallèle, l’Inflation Reduction Act (IRA), adopté en 2022, vise quant à lui à stimuler les investissements dans les énergies propres, soutenant la transition vers une économie plus durable. Ce sont ainsi 369 milliards de dollars qui vont être mobilisés sur 10 ans pour soutenir les initiatives liées à l'énergie propre et aux infrastructures climatiques, faisant d'elle la plus grande initiative de lutte contre le changement climatique dans l'histoire américaine. Elle prévoit notamment des crédits d'impôt pour encourager la production d'énergie renouvelable (éolien, solaire, hydrogène), ainsi que des investissements dans les technologies de capture de carbone. Des projets pilotes de capture du carbone dans des centrales au gaz naturel et des cimenteries sont déjà en cours. Des subventions et crédits d'impôt sont également alloués pour l'achat de véhicules électriques et la création d'infrastructures de recharge à travers les États-Unis.

Enfin, adopté en 2022, le CHIPS and Science Act est une législation ayant pour objectif de renforcer la souveraineté technologique des États-Unis, notamment dans le domaine des semi-conducteurs, des sciences et des hautes technologies. Ce programme de 280 milliards de dollars vise à relancer la production nationale de semi-conducteurs et à renforcer les infrastructures scientifiques et technologiques du pays.

Globalement, ces programmes stratégiques favorisent non seulement la mise à niveau des infrastructures existantes, mais aussi l'adoption de technologies innovantes, consolidant ainsi la compétitivité des États-Unis à l'échelle mondiale et lui permettant de tenir son rang de leader dans les domaines stratégiques que sont l’intelligence artificielle, le cloud2 et les data centers3. Toutefois, l’augmentation croissante et constante de la dette publique continue de justifier le besoin en capitaux privés dans les projets d’infrastructures.

 

Des atouts stratégiques

Au-delà de ces programmes publics qui soutiennent une dynamique certaine, le marché des infrastructures aux États-Unis possède des caractéristiques spécifiques renforçant son attractivité auprès des investisseurs.

Tout d’abord en ce qui concerne le financement, il faut savoir qu’aux États-Unis le marché des obligations municipales est très développé et permet aux différentes collectivités locales d'émettre des emprunts à faible coût afin de financer les investissements dans les infrastructures publiques telles que les routes, les ponts, les tunnels, les ports, les réseaux d'adduction d'eau potable, les hôpitaux etc.

Plus spécifiquement, en ce qui concerne les infrastructures numériques, l’État fédéral américain a bâti une position de leader mondial. On y retrouve une capacité de data centers par habitant qui est la plus élevée au monde, nécessaire pour couvrir les besoins immenses et croissants que génèrent le numérique, le cloud et l’intelligence artificielle. Ce n’est pas un hasard si le nord de la Virginie abrite le complexe de data centers le plus grand et le plus actif au monde. Les initiatives comme le Chips and Science Act soulignent l’importance stratégique de ce secteur pour la compétitivité du pays et démontrent une volonté marquée des Etats-Unis de maintenir cette position de champion technologique.

Aussi, certains domaines nécessitent encore de nombreux développements. C’est le cas, par exemple, de la fibre optique dont le déploiement est plus faible qu’en Europe. Brandon Freiman précise : « le déploiement actuel du câble coaxial aux États-Unis, qui offre des vitesses relativement rapides, a fait que la transition vers la fibre a été plus lente que sur les marchés où le cuivre est la seule alternative. À mesure que les États-Unis rattrapent leur retard dans ce domaine, nous voyons des opportunités significatives dans la fibre optique ».

Une autre singularité des États-Unis est la diversité de son mix énergétique - et donc des infrastructures qui y sont associées - réparti entre les énergies traditionnelles et renouvelables. En 2023, environ 60 % de l'électricité produite provenait de sources fossiles, le nucléaire représentait 19 %, et les énergies renouvelables représentaient 21 % de la production électrique du pays4. Avec un objectif de 50% d’électricité issue de sources renouvelables en 2030, les capacités éoliennes, solaires et hydroélectriques devraient augmenter rapidement, soutenues par les investissements publics, privés, ainsi que les initiatives législatives (IRA). Les infrastructures de réseau et de stockage seront également impactées pour intégrer ces énergies intermittentes et garantir la fiabilité du système électrique.

La numérisation et la décarbonisation, en particulier, sont donc des tendances de long terme qui entraîneront un besoin croissant de capitaux privés aux États-Unis. 

 

Des priorités qui transcendent les cycles politiques

Bien que des divergences existent entre les partis politiques, il subsiste de nombreux points d’entente. Les infrastructures, en particulier, sont un sujet qui recueille généralement un consensus à travers les différents niveaux du gouvernement.

Les partis républicains et démocrates reconnaissent ainsi tous les deux que la transition énergétique est importante pour promouvoir la sécurité énergétique, qui est une considération géopolitique importante, renforcée par l'attaque de la Russie contre l'Ukraine.

L'efficacité énergétique constitue un autre point de convergence, devenant d'autant plus cruciale avec l'essor croissant des besoins en puissance informatique. La multiplication des centres de données, indispensable pour soutenir les technologies du numérique, engendre une consommation énergétique considérable. Ce contexte confère à l'efficacité énergétique une dimension stratégique, soutenue par les deux partis politiques, conscients des enjeux liés tant à la compétitivité qu'à la maîtrise et la réduction des coûts énergétiques.

En définitive, l’élan insufflé par les diverses initiatives gouvernementales, et par les défis croissants liés à la digitalisation, à la transition énergétique et aux bouleversements géopolitiques, offre un cadre d’investissement particulièrement propice aux infrastructures américaines.

Les opportunités d'investissement dans ces secteurs seront importantes et les sources traditionnelles de financement public n'étant pas en mesure de suivre le rythme des besoins d'investissement, l'implication des capitaux privés dans ce secteur, à la croisée des enjeux stratégiques et économiques, s’avèrera cruciale.

 

1- Forum Economique Mondial – Global Infrastructure Outlook – Oxford Economics
2- Le terme « cloud » désigne les serveurs accessibles sur Internet, ainsi que les logiciels et bases de données qui fonctionnent sur ces serveurs.
3- Un data center (ou centre de données) est un lieu physique dédié à l'hébergement, au stockage et à la gestion des systèmes informatiques et des données
4- Source U.S. Energy Information Administration (EIA) - 2023