Perspectives du marché : L'ancienne normalité

Avant-propos

Contrairement à son habitude, le Royaume-Uni a été le centre d'intérêt des investisseurs internationaux pendant le dernier mois. Comme nous, ils ont été fascinés par les multiples sources d’embarras du pays et par la déroute du marché des gilts qui menaçait soi-disant (nous n’en sommes pas convaincus) la stabilité financière mondiale.

La situation a très rapidement changé. Mais pour mémoire :

  • Le fiasco budgétaire appelé « mini-budget » était conflictuel, incohérent et inintelligible. Il a fait suite à une nouvelle augmentation des taux d'intérêt britanniques. Il n’a pas pour autant ravagé l'économie ni compromis la viabilité des finances publiques du Royaume-Uni. La solvabilité des régimes de retraite à prestations définies s'est améliorée alors même que leur liquidité se réduisait.
  • Les prix du gaz naturel avaient commencé à baisser au moment même où l'administration sortante dévoilait le coût du programme d'allègement des factures d'énergie (la principale composante de l’incident budgétaire, jugé nécessaire par presque tout le monde). 
  • La plupart des mesures conflictuelles ont été rapidement abandonnées, les gilts se sont rapidement redressés et la livre sterling est passée au-dessus de sa moyenne des cinq dernières années par rapport à l'euro. La nouvelle administration est peut-être inutilement en train de s'enfermer dans une logique d'austérité. L'Office for Budgetary Responsibility avait déjà réduit son taux d'endettement prévisionnel pour 2025 de près de 20 points de pourcentage du PIB, mais il ne sera probablement pas le premier à le partager lors de sa « déclaration d'automne » du 17 novembre. 
  • L'économie britannique n'a pas été nettement moins performante que ses homologues ces derniers temps et sa croissance ne s’est pas soudainement effondrée.

Cela ne veut pas dire pour autant que le marché boursier britannique figure parmi nos favoris, et si le rendement des gilts à 30 ans a été brièvement attrayant à 5 %, il l’est moins à 3,5 %.

Par ailleurs, les taux d'intérêt prévisionnels de part et d'autre de l'Atlantique sont revenus à des niveaux que nous avions l'habitude de considérer comme normaux. Ils pourraient encore flamber pendant un moment, notamment parce que l'inflation n'a pas encore atteint son pic et que les économies sont toujours en train de ralentir plutôt que de s'effondrer. Les valorisations des actions internationales et (de plus en plus) d'obligations souveraines, cependant, laissent à penser que les niveaux actuels offrent des rendements supérieurs à l'inflation à long terme. D'un point de vue stratégique, les liquidités continuent de présenter malgré tout un certain nombre d’attraits. Nous doutons qu’une récession se prépare, mais le risque lié aux bénéfices à court terme reste élevé.

Kevin Gardiner/Victor Balfour/Anthony Abrahamian

Stratégistes internationaux

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Menaces sur la croissance : un tournant ?

Deux éléments alimentent la croyance largement répandue qu’un ralentissement économique majeur nous attend : l’effet de ciseau sur les salaires réels provoqué par les prix de l'énergie et des produits alimentaires, et la normalisation des taux d'intérêt alors que les banques centrales essaient de restaurer une crédibilité monétaire qui a été bien mise à mal. D'autres acteurs jouent un rôle secondaire, mais ces deux facteurs restent déterminants.

La flambée des coûts primaires a peut-être atteint son point culminant, comme nous le notons ci-dessous. En particulier, les prix du gaz naturel européen se sont fortement inversés depuis le mois d'août - même la BBC en a fait état. Rien ne garantit que les prix du gaz et des produit alimentaires ne vont pas repartir à la hausse, mais il n’y a pas de pénurie d'énergie et de denrées de base à long terme au niveau mondial. D'autre part, plus le temps passe, plus il est probable que l'offre supplémentaire, le remplacement ou l'adaptation les ramèneront à la baisse.

Pendant ce temps, un soutien aux ménages et aux entreprises en difficulté est mis en place par les gouvernements qui peuvent se permettre d'emprunter pour le faire. Il serait faux de dire que les finances publiques sont compromises, que ce soit en Italie, aux États-Unis ou même au Royaume-Uni, où la réaction de l'establishment face au désastreux « mini-budget » a été presque aussi embarrassante que l'événement lui-même (figure 1).

Les taux d'intérêt anticipés (à savoir les taux intégrés dans les courbes actuelles du marché monétaire) ont désormais beaucoup augmenté des deux côtés de l'Atlantique, et ont récemment atteint des niveaux qui correspondent à ce que nous avions l'habitude de considérer comme normal (figure 2). Ils pourraient facilement les dépasser (ils viennent après tout de passer près d’une décennie en-dessous de ces niveaux) mais si les pressions sur les prix s’atténuaient, il est peu probable qu’ils le fassent pendant longtemps.

Les salaires n'ont pas réagi comme ils auraient pu le faire (c'est la raison pour laquelle nous sommes confrontés à cet effet de ciseau) et l'ajout régulier de nouvelles capacités, ainsi que l'existence de travailleurs prématurément retraités pourrait permettre à l'inflation sous-jacente de ralentir en 2023. Si les taux nominaux culminaient à près de leurs niveaux actuels, cela voudrait dire qu’ils seraient restés historiquement bas en termes réels. C'est un maigre réconfort pour les personnes confrontées à des augmentations de leurs échéances de prêt immobilier, mais la plupart des ménages américains et britanniques (par exemple) ne sont pas confrontés à cette situation (et ne le seront pas). Et comme nous l’écrivions la dernière fois, il existe encore une « marge de manœuvre » importante à court terme dans l’économie : par exemple, les dépenses et les revenus disponibles n'évoluent pas nécessairement au même rythme, et bien souvent, pas dans le même sens.

Tout cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de crise économique. Mais nous continuons de penser qu’une crise majeure n'est pas inévitable. Si l'économie mondiale actuelle n'est pas aussi intrinsèquement inflationniste qu'elle l'était auparavant, et si la politique monétaire, bien qu'inepte, n'a pas été aussi irresponsable qu'elle aurait pu l'être, le pire pourrait être évité.

Depuis la dernière édition de Perspectives du marché, les données ont continué d’aller dans le sens d’un ralentissement plutôt que d'un effondrement. En effet, en Chine et aux États-Unis, la croissance s'est accélérée au cours du trimestre qui vient de s'achever, même si nous doutons que cela puisse calmer la détérioration du sentiment à l'égard du marché boursier chinois. Les prévisions actualisées du FMI semblent nous donner raison (même si cela ne devrait probablement pas nous rassurer pour autant). Ainsi, en 2009 et en 2020, les principales économies se sont contractées de 3,7 % et de 4,8 % respectivement, alors qu'il est tout à fait possible que la croissance globale soit positive en 2022, et le reste encore en 2023.

Conclusions pour l'investissement
En matière d'investissement, nous pensons que la principale question est maintenant de savoir quand acheter, et non quand vendre. Cela fait plusieurs années que n’avons pas préconisé d’acheter des d'obligations d’État, mais les rendements ont récemment atteint des niveaux qui pourraient, à notre avis, battre l’inflation plus élevée qui risque de caractériser la décennie à venir, notamment aux États-Unis, en Italie et au Royaume-Uni ; nous sommes moins méfiants que nous l’étions auparavant. Les valorisations boursières ont récemment semblé peu coûteuses et nous pensons qu’elles offrent des rendements réels plus attrayants.

Nous doutons toutefois que les risques liés aux taux d’intérêt et aux bénéfices des entreprises aient atteint leur point culminant et nous estimons qu’à l’heure actuelle, les liquidités restent les plus intéressantes d’un point de vue stratégique. Comme nous l’avons souvent souligné ici, les liquidités sont moins volatiles que les actions et les obligations, y compris en termes réels.

Bien entendu, les taux d'intérêt et les bénéfices ne sont actuellement pas les seules sources de risque stratégiques. L'année a été tumultueuse (figure 3), et la baisse dans les marchés pourrait faire un effet boule de neige pour déboucher sur une crise financière plus large. Ce risque s’est peut-être manifesté par les dommages collatéraux (au sens propre) subis par les fonds de pension britanniques lors de la crise des gilts au mois de septembre. Nous analysons plus en détail le risque systémique ci-dessous : l'essentiel ici est simplement de noter que ce sont les bilans des gouvernements et des banques centrales, et non ceux des banques, qui ont le plus augmenté ces derniers temps.

Une feuille de route pour le réinvestissement
Quelles sont les principales évolutions que nous pourrions observer en attendant le moment de réinvestir ? Et si nous n’y sommes pas encore, qu'est-ce qui pourrait nous indiquer que le moment est venu ?

Bien sûr, il n'y a pas toujours de catalyseur : il arrive que les marchés montent (ou baissent) pour des raisons qui ne deviennent apparentes qu'après coup (si tant est qu'elles le deviennent). C’est quand on y est qu’on s’en rend compte. Les événements suivants figurent toutefois sur la liste de ceux qui pourraient déclencher un davantage de mouvements sur les marchés (lequel pourrait, dans les circonstances actuelles de corrélation positive et de valorisations plus raisonnables, concerner à la fois les actions et les obligations).

Baisse de l’inflation sous-jacente

C'est aux États-Unis que ce scénario semble le plus plausible, même si le marché du travail y est plus tendu. La vigueur du dollar pourrait la favoriser, tout comme l'inversion de la flambée des prix de l'immobilier qui a suivi la pandémie. Pour que les actions puissent en profiter pleinement, il faudrait que cette désinflation s’amorce sans crise économique majeure.

Effondrement (supplémentaire) des prix du gaz

Sachant que les contrats à terme sur le gaz naturel ont déjà baissé de moitié depuis leur pic du mois d’août aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, on peut dire que cela s’est déjà produit. Il est clair toutefois que les investisseurs estiment que les prix ne resteront pas aussi bas. Mais s'ils devaient à nouveau baisser fortement - ce qui est possible, même à l'approche de l'hiver et alors que l'attrition se poursuit – ce serait l’un des principaux risques qui pèse sur la croissance, et un facteur important de l'inflation globale, qui s’inverserait donc.

« Pivot » des banques centrales

Un jargon maladroit, mais un point essentiel : si les banques centrales se sentent capables de signaler que la fin de leur cycle de resserrement est prévisible (même si l'inflation sous-jacente n'a pas encore atteint son pic au moment où elles le font, et même si leur crédibilité est affaiblie), les marchés en tiendront probablement compte. Cela pourrait favoriser les obligations plus que les actions (si leur décision est motivée par de mauvais résultats économiques).

Début de contraction des économies

Même avec une inflation sous-jacente élevée et des banques centrales silencieuses, ce scénario entraînerait probablement une forte hausse des obligations ; cela signifierait que la baisse de cette l'inflation sous-jacente et des taux directeurs n'est qu'une question de temps. Les déficits publics augmenteraient, mais le cycle l'emporte sur les émissions. Ce serait évidemment une mauvaise nouvelle pour les bénéfices des entreprises, mais l'amélioration des taux d'intérêt pourrait être suffisante pour permettre aux actions de « voir l'autre côté de la vallée », comme elles le font souvent.

Retour de la paix

L’arrivée de la paix serait le signal d’une réduction des tensions sur les prix de l'énergie et les liens commerciaux. Dans la mesure où elle serait synonyme d’une réduction des risques pesant sur la croissance, il est légitime de penser qu’elle pourrait provoquer de nouvelles inquiétudes concernant les taux d'intérêt. Toutefois, l'augmentation de la prise de risque qui s'ensuivrait éclipserait probablement les autres considérations. Les obligations d'État bénéficieraient de la réduction de l'inflation globale (et bien qu'elles soient moins risquées que les actions, elles ont été très volatiles ces derniers temps et sont plus risquées que les liquidités).

Apaisement des tensions autour de Taïwan

C’est l’événement qui pourrait avoir le plus d’impact : le risque d'escalade de la parole à l'action est peut-être le principal risque auquel le monde est confronté à l’heure actuelle. L'imminence des élections de mi-mandat aux États-Unis aurait pu offrir au président Biden une occasion de reprendre des initiatives diplomatiques. Mais malheureusement, c'est aussi l'événement le moins probable de notre liste : la Chine ne renoncera jamais à ses revendications, tandis que le président américain semble incapable de faire preuve de nuance dans son approche.

Effondrement du dollar

Un retournement du dollar est plus susceptible d'être un effet qu'une cause, et nous pensons qu'il est peut-être en train de s'estomper à l’heure actuelle, car les taux d'intérêt américains se rapprochent probablement de leur point culminant (et l’appétence au risque mondiale de son point le plus bas). Nous ne nous attendons toutefois pas à un retournement plus spectaculaire.
Un tel retournement est possible, pour des raisons indépendantes des autres considérations ci-dessus. Le dollar est cher (il se situe aux alentours de 2,5 écarts-types au-dessus de sa tendance décennale en termes corrigés de l'inflation) et il pourrait simplement commencer à s’affaisser sous son propre poids. Une telle baisse n'aurait pas d'effet direct sur la croissance européenne, mais elle atténuerait les risques liés aux bénéfices sur l’important marché américain, tout en réduisant les risques liés à l'inflation et aux taux d'intérêt au sein des économies européennes les plus exposées (en supposant bien entendu que cela n'entraine pas une Réserve fédérale américaine plus agressive). Les marchés émergents ne sont pas au centre de cette tempête, mais à la marge, un dollar plus faible réduirait certains risques d'emprunt dans ces pays, tout en stimulant la prise de risque au niveau mondial.

Inflation : des signes encourageants

À première vue, les conditions inflationnaires restent préoccupantes.

Pendant que les chiffres de l’inflation globale commencent tout juste à reculer dans certaines économies avancées (aux États-Unis par exemple), d'autres ont atteint des niveaux inconnus depuis plusieurs décennies (au Royaume-Uni et dans la zone euro par exemple). L'inflation sous-jacente s'est en outre encore accélérée (figure 4). La pression n'a pas non plus diminué sur les marchés émergents : des taux d'inflation similaires ont été observés juste avant la crise financière de 2007-2008, et le tableau est plus inquiétant si l'on exclut la Chine (figure 5).

Néanmoins, plusieurs aspects positifs sont apparus.

Tout d'abord, le stress de la chaîne d'approvisionnement a continué à se modérer. Pour s'en rendre compte, il suffit d'observer les taux de fret du transport maritime par conteneurs, car ce mode de transport représente environ 80 % des volumes commerciaux mondiaux. Les taux au comptant pour les conteneurs et les taux d'affrètement des navires porte-conteneurs ont baissé (figure 6) : ils sont encore deux fois plus élevés qu'avant la pandémie, mais nettement inférieurs aux niveaux de l’an dernier (ce qui compte davantage pour les taux d'inflation actuels). Bien sûr, les confinements liés au Covid restent un risque majeur en Chine, menaçant de recréer des pressions économiques. Cependant, l’effet de ciseau sur les prix des marchandises peut continuer de se réduire à mesure que les coûts de transport diminuent et que les stocks se reconstituent.

Deuxièmement, les cours des matières premières ont été globalement revus à la baisse. Cela devrait, dans les prochains mois, réduire le poids de l’alimentation et de l’énergie dans le panier des prix à la consommation (les taux d’inflation sous-jacente pourraient également bénéficier indirectement de la baisse des coûts de production). Cela fait ainsi six mois de suite que l’indice des prix alimentaires de la FAO, exprimé en niveau, est en baisse, et il n’est supérieur que de 6% à ses niveaux de l’an dernier. En outre, les indices de référence des prix du pétrole – le Brent et le West Texas Intermediate – se sont tassés : leur niveau est toujours élevé en nominal, mais les effets de base imminents signifient que la variation d’une année sur l’autre est proche de 0%. Même les prix du gaz naturel ont fortement baissé ces dernières semaines : plusieurs gouvernements européens sont en train de mettre en place des plafonds de prix sur l’énergie pour les ménages, mais surtout, les prix des marchés de gros ont eux-mêmes beaucoup baissé. Le gaz naturel britannique est brièvement tombé en dessous de son niveau de prix préinvasion, tandis que l’équivalent de la zone euro est très proche du même seuil (figure 7).

Troisièmement, aux États-Unis, les prix de l'immobilier ont commencé à baisser après leur flambée postpandémie dans un contexte de remontée des taux hypothécaires (figure 8). La composante logement du panier américain des prix à la consommation est liée, dans une certaine mesure, au prix des logements individuels, car elle vise à refléter le prix de location du « service qu'une unité de logement fournit à ses occupants ». Il est important de noter que l'IPC du logement représente près d'un tiers du panier de l'inflation aux États-Unis et qu'il a toujours été en retard d'environ un an sur les prix des logements (souvent, les locataires changent de logement tous les ans). On pourrait donc commencer à voir une baisse significative de la contribution du logement à l'IPC américain à partir du second semestre de l’an prochain.

Quatrièmement, et c'est peut-être le point le plus important, il y a encore peu de signes d'une spirale salaires-prix (dans laquelle les salaires et les prix se chassent mutuellement vers des niveaux toujours plus élevés), car la croissance des salaires nominaux n'a pas connu de forte accélération et la croissance des salaires réels est restée solidement ancrée en terrain négatif.

Il est possible que la croissance des salaires réels redevienne positive si les taux d’inflation globale commencent à baisser, mais comme nous l’avons vu, la croissance des salaires nominaux semble négligeable : elle s’est déjà inversée aux États-Unis, tandis que la croissance des salaires dans la zone euro semble à peine différente de celle précedant la pandémie (figure 9). Les chiffres du Royaume-Uni sont peut-être les plus frappants : la croissance des salaires a récemment repris, mais reste à des niveaux relativement modestes, ce qui est surprenant au vu de tous les commentaires (en partie confirmés par les faits) sur la multiplication des conflits salariaux.

Globalement, la dynamique salaires-prix des années 1970 ne s’est pas encore installée (nous en doutions et en doutons encore). Cela peut en partie s’expliquer par des différences structurelles : les taux de syndicalisation sont beaucoup plus faibles à l’heure actuelle ; les pratiques de gestion sont meilleures ; l’offre de main-d’oeuvre a été augmentée par la main-d’oeuvre chinoise ; la gamme de produits est moins tangible ; le lieu de travail est plus atomisé.

Cela ne veut pas dire que nous sommes déjà sortis d’affaire. Et même si c’était le cas, il est peu probable que le retour à une inflation de 2% soit rapide ou linéaire. Les signes sont malgré tout encourageants. Nous continuons de penser que l’inflation devrait s’établir à moyen terme dans une fourchette de 2 à 4%. Ces chiffres supérieurs à l’objectif seraient problématiques pour les banques centrales, mais gérables pour les entreprises – et beaucoup plus bas qu’ils ne le sont actuellement.

Signes avant-coureurs : à la recherche du risque systémique

« Nous sommes enclins à surestimer notre compréhension du monde et à sous-estimer le rôle du hasard dans les événements. L'excès de confiance est alimenté par la certitude illusoire de la rétrospective. »
Daniel Kahneman (Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée)

Les turbulences récemment observées sur les marchés pourraient entraîner une augmentation des risques systémiques, ce qui laisse entrevoir la possibilité que cet événement économique se transforme en crise financière. Les fonds de pension britanniques ont dû faire face à des appels de marge, les marchés monétaires ont enregistré des tensions et des risques émergents pourraient apparaître au sein du système bancaire parallèle (et dans un cas très médiatisé, au sein du système bancaire européen lui-même). Le dernier rapport du FMI sur la stabilité financière dans le monde met en garde contre une « série de chocs en cascade » qui pourrait éroder la stabilité financière.

Par le passé, les ralentissements économiques les plus dévastateurs ont résulté de crises bancaires et de la défaillance de grandes institutions qui avaient une importance systémique, en passant par des menaces moins visibles, comme le mauvais fonctionnement des marchés ou l'effondrement d’infrastructures. L'euphorie collective, les erreurs politiques, le laxisme réglementaire et l'innovation financière ont tous joué un rôle. La crise financière mondiale en est un bon exemple. Née d'un effet de levier excessif dans le secteur immobilier et d'une mauvaise surveillance des garanties, une crise de liquidité s'est rapidement transformée en problème de solvabilité, précipitant la chute de Bear Stearns et de Lehman Brothers.

À quel point faut-il donc être inquiet ?

Les turbulences survenues le mois dernier sur le marché des obligations d'État britanniques (les gilts) et dans le secteur des pensions constituent peut-être le risque le plus visible à ce jour. Une politique budgétaire irréfléchie n'a peut-être pas été la seule cause de la volatilité du marché des gilts - nous pensons que les hésitations de la Banque d'Angleterre (BoE) ont pu aussi y contribuer - mais ce catalyseur a été suffisant pour exposer des fonds de pension de type LDI (Liability-Driven Investment – axés sur la gestion de passif) qui avaient un effet de levier excessif et des liquidités inadéquates.  La BoE a été amenée à reprendre temporairement ses achats d'obligations pour contenir le risque de cercle vicieux, alors que les fonds de pension vendaient encore plus d'obligations pour répondre aux appels de marge (précipitant ainsi la hausse des rendements des gilts).

Si la crédibilité du Royaume-Uni en a été ternie, le cercle vicieux des gilts a été évité. L'effet de ricochet sur les autres classes d'actifs, y compris les avoirs immobiliers (certains fonds immobiliers à capital variable ont de nouveau limité les sorties de capitaux), ainsi que les obligations d'entreprises et la dette titrisée (y compris le marché des CLO et même les Residential Mortgage-Backed Securities australiens, apparemment), est resté modeste. Ces fonds, ainsi que d'autres fonds à effet de levier et illiquides, subissaient peut-être déjà la pression de la normalisation des taux d'intérêt, indépendamment du problème des fonds de pension : les taux d'actualisation et les coûts de financement jouent un rôle important dans les fonds immobiliers, et plus largement dans ceux du marché privé. La flambée des taux et des rendements aura pris beaucoup de personnes au dépourvu.

Des problèmes de liquidité sont également apparus sur le marché beaucoup plus important des bons du Trésor américain. Ils semblent largement techniques, et peuvent se classer au bas du classement des grandes crises systémiques du passé, mais la dernière dislocation de ce marché (en mars 2020) avait entraîné un blocage temporaire du marché des financements interbancaires et une pénurie de liquidités en dollars. Elle pourrait fort bien se reproduire.

La normalisation de la politique monétaire et le retrait des liquidités sont actuellement plus difficiles que d'habitude avec le dénouement des énormes montants provenant de l'assouplissement quantitatif (QE), la Fed réduisant progressivement la taille de son bilan en vendant des actifs (le « resserrement quantitatif »). De façon plus discrète, la structure du marché a également évolué ces dernières années : il y a moins de banques (ou « teneurs de marché ») disposées à jouer le rôle d’intermédiaire pour ce type de transactions, une conséquence du durcissement des exigences de fonds propres hérité de la crise financière mondiale.

Les indicateurs de mesure des tensions sur la liquidité ont augmenté, mais pas encore au niveau qui avait ébranlé les marchés lors de la première vague de la pandémie, sans même parler de la crise financière mondiale. Le spread du Trésor/Eurodollar (TED), qui mesure la tension sur le marché des financements interbancaires, ou le spread FRA-OIS, qui mesure la liquidité du marché monétaire, ont varié de moins de 30 points de base au cours de ce dernier épisode (figure 10).

Des initiatives visant à améliorer la profondeur de ce marché sont en cours : le Trésor américain (plutôt que la Fed) envisage de racheter ses propres obligations - une démarche inhabituelle qui pourrait passer par des achats de titres lorsque les liquidités sont rares et par l'émission de nouvelles obligations là où elles sont plus abondantes (peut-être à des échéances plus courtes). Dans le même temps, la Réserve fédérale devrait conserver ses principales facilités de liquidité (repo), offrant ainsi une source temporaire de liquidité aux détenteurs de bons du Trésor qui seraient sinon obligés de vendre leurs avoirs sur le marché libre. L'existence de ce filet de sécurité laisse à penser que ces préoccupations ne sont pas encore d'ordre systémique.

Le système bancaire parallèle

Le secteur financier non bancaire, qui est en pleine expansion, préoccupe depuis longtemps les organismes de réglementation. Ces institutions, qui font l'objet d'une surveillance limitée de la part des régulateurs (contrairement aux banques), jouent généralement un rôle d'intermédiation financière, par exemple en accordant des crédits ou en facilitant la titrisation. La BRI estime qu'elles représentent désormais la moitié de l’ensemble des actifs financiers mondiaux (et une majorité d’entre eux en Europe). Cette interconnexion croissante, associée à l’opacité et à la complexité du secteur, fait planer une menace plausible sur la stabilité financière.

En effet, si les fonds de pension ne relèvent pas forcément du système bancaire parallèle au sens strict du terme, la vulnérabilité des stratégies d'investissement à effet de levier axées sur le passif (qui ne se limitent pas au marché britannique) met en évidence ces risques moins visibles dans le secteur financier. Les groupes d'assurance-vie en Europe pourraient être confrontés à des pressions similaires lorsqu'ils ont émis des produits à rendement garanti. Ces risques ne sont pas facilement quantifiables et les données restent fragmentaires. L'importance croissante accordée à l’analyse des différents liens entre contreparties et l'introduction de réglementations plus robustes pourraient toutefois contribuer à les atténuer.

Toujours dans le système bancaire parallèle, les fonds spéculatifs (hedge funds) sont souvent présentés comme une source de contagion potentielle. Nous pensons que cela est peu probable : l’effet de levier global du secteur est probablement peu élevé, dans la mesure où ses faibles rendements globaux auraient été beaucoup plus élevés au cours de la dernière décennie si les fonds avaient investi de l’argent emprunté. 

De façon plus optimiste, le risque d’un effondrement du système bancaire classique – la forme la plus dangereuse de contagion – semble relativement limité. Les bilans des banques sont plus solides et plus liquides qu’ils ne l’étaient au moment de la dernière crise financière en 2008.
Le ratio des fonds propres Tier 1 des banques européennes est ainsi deux fois plus élevé qu’au moment de la crise financière mondiale (figure 11). Les prêts bancaires n’ont tout simplement pas été aussi importants au cours de la dernière décennie.

Une faillite individuelle pourrait encore provoquer une contraction généralisée du crédit et de la liquidité, mais le cas le plus visible actuellement est bien connu et probablement largement provisionné dans le bilan de ses créanciers et autres contreparties restantes.

Bien sûr, les banques pourraient décider d’elles-mêmes d’arrêter de consentir des prêts. Cependant, les spreads du marché monétaire – ainsi que les spreads du crédit et les credit default swaps (CDS) (figure 12) – qui mesurent le coût de l’assurance contre le défaut de paiement n’ont que peu augmenté pour le moment. Paroles fatidiques peut–être, mais nous pensons que le système bancaire est beaucoup plus sûr aujourd’hui qu’il ne l’était en 2007.

Toutes les données sont en date du 31 octobre 2022.
Les performances passées ne préjugent pas des performances futures.

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