Démembrement

Droits sociaux démembrés : les enjeux d'une "mise en réserve" des bénéfices

  • maximeroux

    Ingénieur Patrimonial - Rothschild Martin Maurel

L’anticipation de la transmission d’un patrimoine se fait le plus souvent grâce au démembrement de propriété, qui permet d’initier une transmission « en douceur ». Les donateurs, le plus souvent les parents, transmettent la nue-propriété d’un ou plusieurs de leurs biens à leurs enfants tout en s’en réservant l’usufruit. Cet usufruit leur confère un droit aux revenus ainsi que certaines prérogatives juridiques sur les biens transmis. Dans ce contexte, les droits de donation ne sont dus que sur la valeur de la nue-propriété, et, au décès de l’usufruitier, l’enfant nu-propriétaire deviendra plein propriétaire du bien sans fiscalité complémentaire[1].

Communément réalisé sur des actifs immobiliers, le démembrement de propriété peut être envisagé sur tout type de biens et notamment des titres de sociétés. Mais dans ce cas, il faut s’interroger sur la répartition des droits financiers et politiques entre l’usufruitier et le nu-propriétaire.

 

Quelle gouvernance pour la société dont les parts sont démembrées ?

Une fois le démembrement opéré, les droits de vote aux assemblées générales, attachés aux parts sociales/actions, sont en quelque sorte « répartis » entre le nu-propriétaire et l’usufruitier.

En l’absence de dispositions statutaires spécifiques, la loi[2] détermine les prérogatives de chacun. À titre d’exemple pour les formes sociales les plus utilisées, à savoir la société civile ou la société par actions simplifiée (SAS), elle prévoit que le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l'affectation des bénéfices où il est réservé à l'usufruitier.

Ces règles légales, qui différent selon la forme sociale, ne sont pas impératives et peuvent faire l’objet de divers aménagements dans les statuts ou dans des conventions annexes (pacte d’actionnaires par exemple), dans la limite de l’ordre public. En ce sens, les statuts ou une convention doivent assurer la convocation aux assemblées de l’usufruitier et du nu-propriétaire, et ne peuvent priver l’usufruitier de son droit de vote en ce qui concerne l’affectation des bénéfices.[3]

 

Répartition d’une distribution de résultats en présence de titres démembrés

Les droits financiers sont répartis entre l’usufruitier et le nu-propriétaire, s’agissant des droits liés aux distributions réalisées par la société, la clé de répartition entre usufruitier et nu-propriétaire est principalement fonction du poste comptable sur lequel elles sont prélevées.

Chaque année, l’assemblée des associés statue sur l’affectation du résultat de la société et peut décider de le distribuer pour tout ou partie. À ce titre, l’usufruitier a par principe le droit aux bénéfices sur les droits sociaux qu’il détient.

À noter que dans le cas des sociétés civiles, il est possible d’aménager statutairement la répartition du résultat entre l’usufruitier (le résultat courant) et le nu-propriétaire (le résultat exceptionnel). Cette répartition sera alors automatique et ne passera pas par la décision d’affectation en réserve.

 

Opportunité d’une « mise en réserve »

Si l’assemblée ne distribue pas le bénéfice annuel net, ce dernier sera conservé par la société (comptablement mis en réserves ou en report à nouveau). Dans un contexte où les droits sociaux sont démembrés, l’absence de distribution est un levier de transmission. En effet, au décès de l’usufruitier des parts sociales ou actions, l’usufruit s’éteint, l’accroissement de valeur de l’actif net entre la donation et le décès de l’usufruitier, est alors transmis en franchise de fiscalité. Par conséquent, plus la transmission aura été réalisée tôt et/ou plus le bien sera apprécié, plus l’économie fiscale sera significative pour le donataire, très souvent les descendants.

En cas de distribution prélevée sur le report à nouveau, qui est en réalité un compte d’attente d’affectation des résultats antérieurs, la distribution sera acquise à l’usufruitier en pleine propriété.

En revanche, lorsque le bénéfice net de l’exercice ou le report à nouveau ont été comptablement affectés au compte de réserve, il est clairement établi que le nu-propriétaire a un droit sur les distributions des sommes mises en réserves.

Mais jusqu’où la mise en réserve des résultats annuels peut-elle être utilisée ? La mise en réserve systématique par l’usufruitier, des résultats de la société, constitue-t-elle une donation indirecte au profit du nu-propriétaire ? L’usufruitier n’appréhendant pas l’accroissement de valeur de l’actif social, ce dernier est mis en réserve et reviendra donc in fine au nu-propriétaire.

En 2009, la Cour de cassation a rassuré en affirmant que la décision de mise en réserve du résultat par l’usufruitier ne peut constituer une donation indirecte (sous réserve de la fictivité). L’usufruitier a un droit sur les bénéfices « distribués » et non sur les bénéfices « distribuables », dès lors il ne peut renoncer à un dividende qui n’existe pas tant que la mise en distribution n’a pas eu lieu à son profit.

Au surplus, l’affectation au poste de réserve ne constitue pas un dessaisissement immédiat et irrévocable de l’usufruitier (conditions nécessaires à la qualification d’une donation), puisque celui conserve des droits en cas de distribution des dites réserves.

 

Traitement favorable d’une distribution de réserves en cas de droits sociaux démembrés

Par deux décisions de 2015 et 2016, la Cour de cassation a clarifié sa position sur le traitement d’une distribution de réserves portant sur des titres démembrés, en considérant que les distributions prélevées sur les réserves revenaient à l’usufruitier, sous la forme d’un quasi-usufruit légal.

Cette solution permet de préserver tant les droits de l’usufruitier que du nu-propriétaire puisqu’avec un quasi-usufruit, l’usufruitier reçoit l’intégralité du produit de la distribution. Il peut agir comme un plein propriétaire et disposer des fonds librement, il aura pour charge de restituer l’équivalent (en nature ou en valeur) au nu-propriétaire à son décès.

Le nu-propriétaire, quant à lui, se voit reconnaître une créance qu’il pourra faire valoir au décès de l’usufruitier sur la succession de ce dernier. Le caractère légal du quasi-usufruit permet en outre d’admettre sa déductibilité de la succession sans que le quasi-usufruit et la créance aient été constatés par un acte authentique (acte notarié).

Sur le plan fiscal, cette somme viendra au passif de la succession, réduisant d’autant l’assiette imposable et la pression fiscale de la transmission. Le nouveau dispositif anti-abus, introduit par la loi de finances pour 2024 à l’article 774 bis du CGI, limitant désormais la déduction de certaines créances de quasi-usufruit, ne devrait pas s’appliquer au cas présent dans la mesure où l’usufruitier ne s’est pas réservé l’usufruit sur la distribution de réserves.

Par une nouvelle décision, la Cour de cassation a semblé ouvrir une voie alternative en ouvrant la possibilité de distribuer les bénéfices mis en réserves au nu-propriétaire en pleine propriété. La portée de ce dernier arrêt est discutée en doctrine qui consacre majoritairement la solution du quasi-usufruit.

En l’absence de confirmation de ces arrêts, il sera néanmoins conseillé aux associés d’adapter les statuts afin de sécuriser le démembrement sur une distribution de réserves et se prémunir contre les évolutions jurisprudentielles. Les statuts pourront ainsi prévoir si la distribution de réserves est :

  • Par principe, appréhendée en totalité par l’usufruitier au titre d’un quasi-usufruit : il est préférable d’enregistrer une convention notariée de quasi-usufruit ;
  • Réemployée en démembrement : le produit de distribution est alors perçu sur un compte démembré au nom de l’usufruitier et du nu-propriétaire en vue d’être réinvesti dans d’autres actifs en démembrement de propriété également. Il sera alors conseillé de ménager la preuve de remploi afin d’assurer l’origine du démembrement et conférer date certaine en étant attentif aux prérogatives de chacun sur les actifs démembrés issus du réinvestissement ;
  • Répartie en pleine propriété entre l’usufruitier et le nu-propriétaire en fonction de la valeur de leur droit. Dans ce cas, les associés pourront retenir une valorisation économique, ou à défaut, appliquer le barème fiscal de l’article 669-I du CGI. Ce choix n’est pas anodin car la somme allouée à l’usufruitier, si elle n’est pas consommée, réintègrera sa succession.

Ainsi, on privilégiera dans la mesure du possible[4] une distribution de réserves avec la mise en place d’un quasi-usufruit, l’usufruitier disposera librement des capitaux tout en anticipant leur transmission.

Par ailleurs, la jurisprudence semble retenir une formule de calcul de la créance de restitution du quasi-usufruit favorable : le nu-propriétaire fera jouer contre la succession de l’usufruitier une créance de restitution qui devrait être calculée sur le montant brut de fiscalité de la distribution[5]. La question n’a toutefois pas encore été clairement tranchée ni par la jurisprudence ni par la doctrine administrative.

 

Un risque d’abus de droit ?

Dans la mesure, où la jurisprudence admet que la mise en réserve ne constitue pas une donation indirecte et que par ailleurs, la distribution de réserves reviendrait à l’usufruitier sous la forme d’un quasi-usufruit légal, il nous semblerait difficile de requalifier cette distribution mais également le calcul du montant de la créance, issu des règles fiscales en vigueur, sous l’angle de l’abus de droit fiscal.

Il sera tout de même toujours recommandé d’octroyer aux distributions de réserves un caractère exceptionnel et non systématique afin d’éviter qu’elles ne puissent être assimilées à une opération de contournement de la distribution du bénéfice annuel.

 

Comme toujours, nos équipes sont à votre disposition pour vous accompagner et vous conseiller dans tous ces domaines.

 

Achevé de rédiger le 22 mars 2024.

 

[1] Article 617 du code civil et article 1133 du CGI

[2] Articles 1844 al 3 du code civil et L 225-110 du code de commerce

[3] L’ensemble de ces principes a notamment été rappelé et clarifié par la loi n°2019-744 du 19 juillet 2019, usufruit de droits sociaux : de nouvelles possibilités. Nadège Jullian La revue fiscale du patrimoine N°4, Avril 2021

[4] La distribution de réserve doit intervenir à l’occasion d’une assemblé générale ordinaire (jurisprudence récente à confirmer), le code de commerce interdit de distribuer les réserves de la société sans avoir distribué au préalable le bénéfice de l’exercice

[5] Le sort des dividendes prélevés sur des réserves en cas de démembrement de droits sociaux. Henri Hovasse. La Semaine Juridique Entreprises et Affaire (n°29) 16 juillet 2015 ; 1354 et La fausse équation : Réserves + Usufruit = Quasi-usufruit. Renaud Mortier. Droit des Sociétés – Revue Mensuelle Lexis Nexis Jurisclasseur Août/Septembre 2015

 

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