Chine et Etats-Unis en guerre larvée

Chine et Etats-Unis en guerre larvée

  • Partner - Responsable de la Gestion Financière - Rothschild Martin Maurel

Une situation sans réelle baisse de tension

En une vingtaine d’années, la Chine a réussi à accroitre son PIB par habitant (Produit Intérieur Brut) de moins de mille dollars américains par an au début des années 2000 à plus de douze mille dollars américains par an en 2021(1), en s’appuyant notamment sur une très forte croissance économique tout au long de cette période, même si cette dynamique a décéléré progressivement sur la même période, de niveaux de l’ordre de 10% par an à environ 5% par an(1).

Dans les faits, la Chine - « usine du monde » - a produit (à bas coûts) pendant de multiples années de nombreux biens exportés dans le monde entier, situation atypique qui lui a permis de fortement améliorer sa balance commerciale, cette dernière passant de 20 milliards de dollars par an au tout début de la période à plus de 500 milliards de dollars par an au cours de ces vingt dernières années(1).


Pendant ces deux décennies, la croissance des États-Unis se révélait beaucoup plus mesurée, oscillant entre 1% et 3% par an. Les importations de biens de consommation et d’équipement en provenance de Chine n’ont cessé d’accentuer le déficit commercial de la première puissance économique mondiale, de 400 milliards de dollars par an à plus de 600 milliards au cours des deux dernières décennies. Les Américains importent des biens de consommation, des panneaux solaires et autres équipements électroniques, tandis que la Chine importe des produits agricoles, automobiles et aéronautiques pour une moindre valeur.
Ce déséquilibre a déclenché la mise en place d’une série de taxes sur les importations entre les deux puissances, qui ont été supportées par le consommateur et les entreprises.


Croissance, compétition, innovation, ruptures technologiques, enjeux sociétaux et politiques… Comment les deux plus grandes puissances économiques mondiales participent à ce véritable marathon (voire conflit ?) économique ?


Pendant son mandat de janvier 2017 à janvier 2021, le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, a lancé de nombreuses initiatives et mis en place des taxes sur énormément de biens importés afin de mettre en avant le « made in America » et redonner ainsi de la compétitivité aux biens produits localement. Depuis, son successeur Joe Biden déploie de nombreuses initiatives, ces dernières s’avérant plus orientées vers l’investissement, la fiscalité, l’environnement et le climat, et se montre beaucoup moins virulent que son prédécesseur vis-à-vis de la Chine.
À titre d’exemple, l’ « Inflation Reduction Act » vise à subventionner massivement les biens produits par des entreprises implantées aux États-Unis dans de nombreux secteurs : les véhicules électriques, les nouvelles énergies, l’hydrogène.


Cependant, même si les rencontres entre les Présidents de ces deux superpuissances sont plus fréquentes, le climat demeure « tendu ». Si la Chine continue à délivrer une croissance économique supérieure à celle des États-Unis, l’Empire du Milieu fait face à de nombreux défis, tels que le ralentissement continu des naissances ou encore un taux de chômage particulièrement élevé parmi les jeunes. La crise immobilière actuellement à l’oeuvre pourrait aussi peser durablement sur la croissance potentielle du colosse. Elle a donc tout intérêt à maintenir une « ouverture » vers l’Occident.
Et de leur côté, les entreprises occidentales voient toujours ce marché comme une opportunité, compte tenu du grand nombre de consommateurs et d’une croissance unique, surtout si nous la mettons en lien avec les volumes en jeu.


Avantage aux États-Unis ?

Ce conflit économique entre les États-Unis et la Chine s’avère complexe et dynamique, et reste susceptible d’influer de manière significative de nombreux domaines tels que la sécurité et le contrôle des données dans les réseaux, la numérisation, l’électrification, l’accès aux nouvelles énergies… Semi-conducteurs, batteries, véhicules électriques, intelligence artificielle… sont très fréquemment évoqués dans le cadre des échanges commerciaux entre les deux superpuissances.

Malgré sa très forte croissance, la Chine reste tout de même en retard par rapport à son principal rival dans le domaine des technologies, la vague d’innovation ayant été bien plus puissante aux États-Unis. Elle investit certes massivement dans ce domaine (le poste Recherche & Développement représente plus de 2,5% de son PIB) mais les freins mis volontairement en place par les autorités américaines devraient continuer de le pénaliser. Au-delà de ces aspects économiques, des enjeux de sécurité nationale sont régulièrement évoqués lorsqu’il s’agit des réseaux de télécommunication ou des infrastructures « internet » permettant la circulation des données numériques.

La croissance exponentielle de la numérisation, d’internet, du nombre d’objets connectés, de la quantité de données en circulation et stockées, la dématérialisation de nombreux documents, tout ceci s’opère efficacement grâce à quelques sociétés qui possèdent et exploitent les centres de données. La sécurité de ces infrastructures et réseaux se révèle donc primordiale. À titre d’illustration, nous retiendrons qu’en août 2023, l’administration américaine a lancé un concours sur deux ans (le AI Cyber Challenge) qui utilisera l’intelligence artificielle pour protéger les logiciels du pays indispensables au bon fonctionnement des infrastructures et d’internet.


Or, les États-Unis jouent un rôle important dans la chaine de valeur numérique depuis la conception de cartes graphiques et de systèmes de calcul les plus puissants conçus par Nvidia, AMD, Intel ou Qualcom jusqu’aux plus importants opérateurs du « Cloud » que sont Google, Microsoft et Amazon. Et ces produits très innovants se révèlent indispensables au déploiement de l’intelligence artificielle. Dans leur lutte pour conserver « l’avantage numérique », les autorités américaines imposent des restrictions commerciales vers la Chine aux plus grands fabricants américains de puces électroniques. De son côté, la Chine impose aussi des limitations à l’utilisation de produits et services américains par sa population et sur son territoire. À titre d’exemple, les autorités chinoises ont récemment annoncé qu’elles allaient bloquer certaines applications américaines sur leur territoire, ce qui pourrait affecter les revenus de sociétés outre-Atlantique comme Apple, qui réalise 20% de ses revenus sur ce territoire. 

Si les États-Unis affirment une certaine avance dans le domaine des technologies de l’information, la Chine reste en tête sur de nombreux domaines, dont celui des énergies renouvelables. Ainsi, la Chine exporte dans le monde entier des panneaux solaires, et extrait, raffine et produit de nombreux minéraux, matériaux et composants incontournables à la fabrication des batteries des véhicules électriques.

La Chine bénéfice dans ce domaine d’une position de force vis-à-vis de ses principaux partenaires commerciaux. Lorsque les États-Unis décident de limiter les exportations de puces vers la Chine, celle-ci réplique sans tarder et annonce une restriction de ses exportations de gallium et de germanium puis, dans les mois qui suivront, des différents types de graphite. Ces minéraux stratégiques sont indispensables à la production des batteries des véhicules électriques, et la Chine reste l’acteur global majeur en extraction et raffinage de matières premières (lithium, cobalt, graphite) et production de composants (cathode, anode et électrolyte) à partir de ces matières premières. La chaine de production mondiale des batteries dépend donc fortement de la Chine, qui compte sur son territoire plusieurs des principaux fabricants de batteries pour les véhicules électriques (dont BYD et CATL) avec lesquels les constructeurs européens et américains nouent des partenariats commerciaux stratégiques. Aux États-Unis, même si Tesla a effectivement internalisé une partie de la production de ses batteries, les autres grands constructeurs domestiques sont plus dépendants des composants en provenance de Chine. En conséquence, la croissance du constructeur d’automobiles chinois BYD a été exponentielle depuis 2021, intégrant le top 10 des premiers constructeurs mondiaux en nombre de véhicules vendus(2).

 

Rupture

 

Inflation ? Déflation ? Désinflation ? Avant la crise pandémique de la Covid-19, l’inflation ne constituait pas réellement une source d’inquiétude, l’environnement étant plutôt déflationniste, alimenté en partie par des biens et marchandises produits à très bas coûts, soutenu notamment par les bas salaires en Chine.
Depuis l’épisode « Covid-19 » et l’arrêt brutal de production et de circulation de nombreux biens et composants entre certaines zones géographiques, le réveil a été brutal : nous vivons dans un monde profondément globalisé, les chaines d’approvisionnement globales créent des interdépendances très fortes et peuvent affecter jusqu’à la sécurité sanitaire des populations (manque cruel de certains médicaments indispensables). Une simple pièce manquante en provenance d’Asie peut bloquer définitivement une chaine de production aéronautique ailleurs dans le monde. Dès lors, la déglobalisation et la relocalisation de chaines de production décidées en réaction à ces inconvénients majeurs ont fait substantiellement monter les prix de certaines marchandises. Ces ruptures de chaines d’approvisionnement avaient rendu certains biens plus rares, leurs prix se sont donc légitimement envolés, et l’inflation mondiale a très rapidement atteint un niveau extrême, impensable quelques mois auparavant. À cette situation déjà tendue, s’est ajouté le conflit entre la Russie et l’Ukraine, qui a fait grimper le prix de nombreuses matières premières. Ainsi, le monde économique globalisé a pu être successivement à l’origine d’une longue période de faible inflation puis, subitement, d’un choc de très forte inflation.


Ces grandes oscillations de l’inflation constituent un véritable défi pour les Banques Centrales, d’autant que les éléments déclencheurs (crise sanitaire, guerre), a priori exogènes, ne peuvent absolument pas être anticipés. Ces mouvements brutaux sur l’inflation génèrent des cycles rapides de baisse ou de hausse des taux directeurs des Banques Centrales, avec le risque réel de mener une politique monétaire trop restrictive, inadaptée, et provoquant une forte récession comme dans les années 80, sous l’ère de Paul Volcker, alors Président de la Federal Reserve.


Sur le sol américain, les innovations et axes de soutien des gouvernements en faveur d’une relocalisation de la production sur leur territoire (ou vers des zones géographiques plus proches) combinés à une accélération de la transition énergétique contribueront certainement à maintenir une inflation sur des niveaux plus élevés que ceux communément publiés sur les vingt dernières années. À l’approche des élections présidentielles américaines, la victoire des Républicains pourrait avoir pour conséquence la mise en place de droits de douane significatifs sur certains biens « stratégiques », comme en 2017 sous l’ère du président Trump.
De son côté, la Chine a aussi étendu ses partenariats commerciaux avec les continents africain et sud-américain, réduisant ainsi sa dépendance au monde occidental. Ses liens nouveaux avec la Russie ou certains pays du Golfe s’inscrivent certainement dans cette logique nouvelle d’émancipation vis-à-vis des États-Unis… 

 

Sur les marchés financiers

En définitive, les secteurs au cœur de ce conflit s’avèrent clés pour l’économie mondiale, l’innovation et la numérisation. Ces thématiques nécessitent de rester à l’écoute des évolutions des tensions entre ces deux grandes puissances mondiales, des accords commerciaux pouvant être remis en question à tout moment et affecter d’autant les ventes et les profits des entreprises concernées.
Les thèmes du nouveau consommateur, de la santé, de la lutte contre l’obésité et de la myopie, offrent des perspectives d’investissement à long terme, en particulier par le biais d’entreprises occidentales actives et performantes dans ces domaines.
Cela étant, les risques d’intervention massive du gouvernement en matière de régulation de certains secteurs comme l’éducation, les jeux vidéo ou les conglomérats des technologies de l’information peuvent avoir des impacts majeurs sur la valorisation de certaines sociétés chinoises cotées sur les marchés.

Force est de constater que les performances des actions chinoises ont été particulièrement décevantes sur les trois dernières années, pour ne pas dire « difficiles ». Alors, d’où pourraient venir les espoirs d’un renouveau sur les actions chinoises ? Sans être exhaustifs, voici quelques lueurs d’espérance pour les prochains trimestres :

  • La majeure partie des grandes gestions « actions internationales » ont réduit progressivement leurs investissements sur la zone. Un modeste départ de performance à la hausse (comme début 2023 avec l’annonce du « déconfinement » chinois) pourrait attirer ces capitaux et entrainer les marchés sur un mouvement haussier substantiel
  • Les valorisations des actions chinoises (environ 12 de multiple de Price Earnings(4) pour 2024) apparaissent historiquement attractives
  • La Chine s’affiche actuellement comme un puissant réservoir d’innovations qui vont bouleverser notre futur proche (voitures électriques, robotisation, logistique…)
  • L’économie chinoise bénéficie d’un soutien assez inconditionnel des Autorités pour développer ou maintenir des équilibres parfois délicats (monétaire, bancaire, fiscal, consommation, immobilier)


Enfin, une issue heureuse pourrait être un aveu plus ou moins explicite de l’appareil d’État que la solution à long terme aux grands défis structurels de la Chine (vieillissement de la population, chômage des jeunes, pollution, intensification urbaine…) passe par l’adoption délibérée d’un modèle capitaliste « adapté » nécessitant des capitaux… Et notamment des capitaux étrangers !

 

(1) Source Bloomberg

(2) Source Exane

(3) Capital Garanti si le produit est conservé jusqu’à échéance

(4) Le PER ou Price Earning Ratio est le résultat de la division du “cours de l’action” par le “bénéfice net par action”

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